Comment définir le concept d’intersectionnalité et quel peut être son apport à la théorie marxiste ? C’est le thème de cet article de Sharon Smith, membre de la direction de l’International Socialist Organization des Etats-Unis et auteure, notamment, du livre «Women and Socialism : Class, Race and Capital», publié en 2015 chez Haymarket.
De nombreuxses militantes qui ont entendu débattre à gauche du terme d’«intersectionnalité » le trouvent difficile à définir – pour une raison très compréhensible : les définitions varient selon qui utilise ce concept et les discussions qui l’entourent tournent souvent au dialogue de sourdes.
Pour cette raison – outre le fait qu’il s’agisse d’un mot de sept syllabes –, l’intersectionnalité peut apparaître comme une abstraction n’ayant qu’un lien vague avec la réalité matérielle. Il serait pourtant erroné de rejeter ce concept catégoriquement.
Il existe en fait deux interprétations clairement distinctes de l’intersectionnalité : une développée par les afroféministes et l’autre par l’aile « poststructuraliste » du postmodernisme. Je souhaite ici essayer de clarifier ces différences et expliquer pourquoi la tradition afroféministe renforce le projet de construction d’un mouvement unifié pour combattre toutes les formes d’oppression, ce qui constitue un enjeu central pour le projet socialiste, alors que le poststructuralisme ne le fait pas.
Un concept et non une théorie
Je veux commencer par mettre plusieurs choses au clair. Premièrement, l’intersectionnalité est un concept et non une théorie. C’est une description de la façon dont les différentes formes d’oppression (racisme, sexisme, l’oppression contre les LGBTIQ+ et toute autre forme d’oppression) interagissent et fusionnent en une seule expérience.
Les femmes noires, par exemple, ne sont pas « doublement opprimées » – ce qui signifierait qu’elles ressentiraient deux oppressions séparées : le racisme, qui affecte aussi les hommes noirs, et le sexisme, qui affecte également les autres femmes. Le racisme affecte la façon dont les femmes sont opprimées en tant que femmes mais aussi en tant que personnes de couleur.
L’intersectionnalité est une autre façon de décrire « la simultanéité de l’oppression », « la superposition des oppressions », « des oppressions imbriquées », ou de nombreuses autres expressions que les afroféministes utilisent pour décrire l’intersection de la race, de la classe et du genre. En tant qu’afroféministe et universitaire, Barbara Smith écrivait en 1983, dans Home Girls : A Black Feminist Anthology : « le concept de la simultanéité de l’oppression constitue encore le cœur de la compréhension afroféministe de la réalité politique et, à mon avis, une des contributions idéologiques les plus significatives de la pensée afroféministe. »
Parce que l’intersectionnalité est un concept (la description d’une expérience de multiples oppressions, sans expliquer leur cause) plutôt qu’une théorie (qui, elle, essaie d’expliquer les racines de l’oppression), elle peut être appliquée au sein de différentes théories de l’oppression – issues du marxisme ou du postmodernisme, mais aussi d’autres perspectives théoriques.
Et parce que le marxisme et le postmodernisme sont souvent antithétiques, leurs usages du concept d’intersectionnalité peuvent être fort différents et prendre des significations différentes voire contradictoires. Le marxisme explique que toutes les formes d’oppression ont leurs racines dans la société de classe, tandis que les théories provenant du postmodernisme rejettent cette idée comme « essentialiste » et « réductrice ». C’est pourquoi nombre de marxistes se sont montrés dédaigneux voire hostiles envers le concept d’intersectionnalité, sans distinguer ses origines théoriques conflictuelles : l’afroféminisme et le postmodernisme/poststructuralisme.
La tradition du féminisme noir
Il est important de saisir que le concept d’intersectionnalité a été d’abord développé par les féministes noires, et non par les postmodernistes. Le féminisme noir a une histoire longue et complexe, basée sur la reconnaissance du fait que le système de l’esclavage et, depuis, le racisme moderne et la ségrégation raciale ont conduit les femmes noires à souffrir dans des circonstances qui ne sont jamais expérimentées par les femmes blanches.
En 1851, Sojourner Truth prononça son fameux discours « Ain’t I a Woman ! » (Ne suis-je pas une femme ?) à la convention des femmes d’Akron, Ohio. Ce discours visait à montrer aux suffragettes blanches de classe moyenne que l’oppression de Truth en tant qu’ancienne esclave noire n’avait rien de commun avec celle qu’elles-mêmes vivaient. Truth leur a opposé sa propre oppression en tant que femme noire, subissant des brutalités et des humiliations physiques, des heures interminables de travail forcé non payé, et donnant naissance à des bébés seulement pour les voir eux aussi réduits à l’esclavage.
Plus d’un siècle avant que la féministe et universitaire Kimberlé Williams Crenshaw invente le terme d’intersectionnalité, en 1989, le même concept était souvent décrit à travers des expressions comme « oppressions imbriquées », « oppressions simultanées » ou d’autres expressions similaires.
L’afroféminisme porte aussi une grande attention aux différences de classe qui existent entre femmes, parce que la vaste majorité de la population noire aux Etats-Unis a toujours fait partie de la classe ouvrière et vécu dans la pauvreté, à cause des conséquences économiques du racisme.
L’essai de Crenshaw paru 1989, Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire de la doctrine antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques antiracistes, qui a introduit le terme d’intersectionnalité, rend hommage au discours de Sojourner Truth.
« Quand Sojourner Truth se leva pour prendre la parole », écrit Crenshaw, « plusieurs femmes blanches exhortèrent à la faire taire, craignant qu’elle puisse détourner l’attention du suffrage féminin [au profit de l’abolition de l’esclavage]. » Crenshaw poursuit, à propos du contexte actuel : « quand la théorie et les politiques féministes qui affirment refléter l’expérience et les aspirations des femmes n’incluent ou ne parlent pas aux femmes noires, les femmes noires doivent demander ‘‘Ne sommes-nous pas des femmes ?’’ »
Le féminisme noir de gauche
Il est également important de reconnaître que le féminisme noir a toujours inclus des analyses de gauche, avec y compris des recoupements entre certaines féministes noires et le parti communiste au milieu et à la fin du XX° siècle. Les dirigeantes du parti communiste Claudia Jones et Angela Davis ont ainsi défini toutes deux le concept de l’oppression des femmes noires comme une expérience imbriquée de race, de genre et de classe.
En 1949, Claudia Jones a écrit un essai révolutionnaire intitulé Mettre fin au désintérêt envers les problèmes de la femme noire !, dans lequel elle argumente : « les femmes noires – en tant que travailleuses, en tant que noires, en tant que femmes – constituent la couche la plus opprimée de toute la population. » Dans cet essai, Jones met en lumière le fait que les agressions sexuelles constituent un enjeu racial pour les femmes noires.
Aucun cas n’a incarné de façon aussi dramatique le statut opprimé des femmes noires que celui de Rosa Lee Ingram, veuve, mère de quatorze enfants, dont deux décédés, qui fit face à l’emprisonnement à vie dans l’Etat de Géorgie pour le « crime » de s’être défendue face aux avances indécentes d’un suprématiste blanc. Ce cas a exposé au grand jour l’alibi hypocrite des lyncheurs d’hommes noirs, qui se sont historiquement cachés derrière les robes des femmes blanches en essayant de couvrir leurs crimes sauvages sous les traits de la « galanterie » et de la « défense des femmes blanches ».
Ce thème – le fait que les agressions sexuelles ne constituent pas seulement un enjeu féminin, mais aussi un enjeu racial dans la société étatsunienne – a été ensuite repris et creusé par Angela Davis, dont l’engagement de longue durée pour combattre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, notamment le système judiciaire raciste, est bien connu.
En 1981, Davis écrit, dans Femmes, race et classe, que le viol « possède une composante raciale toxique aux Etats-Unis depuis les temps de l’esclavage, en tant qu’arme-clé dans le maintien du système de la suprématie blanche ». Elle décrit le viol comme « une arme de domination, une arme de répression, dont le but caché est d’éteindre la volonté de résister des femmes esclaves et, dans le même temps, de démoraliser leurs hommes. »
Le viol institutionnalisé des femmes noires a survécu à l’abolition de l’esclavage et pris une forme moderne, selon Davis : « les viols collectifs, commis par le Ku Klux Klan et d’autres organisations terroristes durant la période qui suivit la guerre de Sécession, devinrent une arme ouvertement politique pour entraver le mouvement de l’égalité des droits civils. »
La caricature de l’homme noir, prédateur sexuel au désir insatiable de violer les belles blanches vertueuses du Sud, possède une « associée inséparable », écrit Davis : « l’image de la femme noire qui de façon invétérée serait légère (…) Vues comme des ‘‘filles faciles’’ et des putes, les cris au viol des femmes noires manqueront nécessairement de légitimité. »
Pourtant, dans les années 1970, de nombreuses féministes blanches – dont la plus connue est peut-être Susan Brownmiller, avec son livre Against Our Will : Men, Women and Rape (Contre notre volonté : hommes, femmes et viol) – ont décrit le viol exclusivement comme un combat entre les femmes et les hommes.
Le climat politique conduisit Brownmiller à tirer des conclusions ouvertement racistes dans son récit du lynchage en 1955 de Emmet Till, un garçon de 14 ans en visite dans sa famille dans le Mississippi au temps des lois Jim Crow [lois ségrégationnistes, NdR], enlevé, torturé et tué pour le « crime » d’avoir prétendument sifflé une femme mariée blanche. Malgré ce lynchage, Brownmiller décrit Till et ses tueurs comme partageant un pouvoir sur « la femme blanche », en usant de stéréotypes que Davis décrit comme « la résurrection du vieux mythe raciste du Noir violeur. »
Il y a nombre d’autres manières par lesquelles l’expérience de l’oppression des femmes diffère entre les femmes de différentes classes et races. Le mouvement féministe dominant des années 1960 et 1970 demandait l’avortement sur la base du droit des femmes de mettre fin aux grossesses non désirées. C’est évidemment un droit crucial pour toutes les femmes, sans lequel elles ne peuvent pas espérer l’égalité avec les hommes. En même temps, néanmoins, le mouvement dominant s’est focalisé presque exclusivement sur l’avortement, quand l’histoire des droits reproductifs rendait cet enjeu bien plus compliqué pour les femmes noires et les autres femmes de couleur, qui ont été historiquement la cible d’une stérilisation forcée raciste.
Le collectif Combahee River
La leçon cruciale de ces exemples est qu’il n’existe pas quelque chose qui serait une simple « question femme » dans un système capitaliste qui s’est fondé sur l’esclavage des Africain-e-s et où le racisme reste intégré dans ses bases et toutes ses institutions. Presque tous les enjeux liés aux femmes ont une composante raciale.
Au long des années 1960 et 1970, il y a eu un fort mouvement parmi les femmes noires de gauche – dont la meilleure illustration est le collectif Combahee River, un groupe de féministes lesbiennes noires basé à Boston. Elles s’identifiaient comme « marxistes », ainsi qu’elles l’affirmèrent dans leur déclaration de 1977 : « nous sommes socialistes parce que nous croyons que le travail doit être organisé pour le bien collectif de ceux et celles qui travaillent et créent les produits, et non pour le profit des patrons. Les ressources matérielles doivent être distribuées équitablement parmi ceux et celles qui les créent. Nous ne sommes pour autant pas convaincues que la révolution socialiste, qui n’est pas non plus une révolution féministe et antiraciste, garantira notre libération (…) Bien que nous soyons essentiellement d’accord avec la théorie de Marx appliquée aux relations économiques qu’elle analyse, nous savons que cette analyse doit être élargie pour comprendre notre situation spécifique en tant que femmes noires. »
C’est un point de vue fort rationnel, qui peut apparaître aujourd’hui évident à la plupart des gens de gauche. Le collectif Combahee River ne défendait par le séparatisme, comme certain-e-s marxistes le pensaient de façon erronée. Dans une interview en 1984 pour le livre The Bridge Called My Back, Barbara Smith, une des membres fondatrices du collectif, défendait une stratégie de « construction de coalition » plutôt qu’un « séparatisme racial ». Elle affirmait que « toute forme de séparatisme est une voie sans issue (…) Il n’y a aucune chance qu’un groupe opprimé renverse le système tout seul. La formation de coalitions de principe autour d’enjeux spécifiques est très importante. »
Il faut remettre en question l’idée soutenue par de nombreux critiques, dont certains marxistes, que le concept afroféministe d’intersectionnalité concernerait juste l’expérience du racisme, du sexisme et d’autres formes d’oppression à un niveau individuel. La tradition afroféministe a toujours été liée à des luttes collectives contre l’oppression : contre l’esclavage, la ségrégation, le racisme, les brutalités policières, la pauvreté, la stérilisation forcée, le viol systématique de femmes noires et le lynchage systématique d’hommes noirs.
La leçon la plus importante à retenir du collectif Combahee River est peut-être que lorsque nous construirons le prochain mouvement de masse pour la libération des femmes, bientôt espérons-le, il devra être basé sur les besoins non des moins opprimées, mais de celles qui sont les plus opprimées ; c’est ce que signifie véritablement la solidarité.
Mais l’intersectionnalité reste un concept servant à comprendre l’oppression, non l’exploitation. De nombreuses afroféministes reconnaissent les racines structurelles du racisme et du sexisme mais donnent moins d’importance que les marxistes à la connexion entre le système d’exploitation et l’oppression.
Le marxisme est nécessaire parce qu’il fournit un cadre pour comprendre les relations entre l’oppression et l’exploitation et parce qu’il identifie le sujet qui peut créer les conditions sociales et matérielles rendant possible la fin de l’oppression comme de l’exploitation : la classe ouvrière.
Les travailleurs et travailleuses n’ont pas seulement le pouvoir de mettre fin à ce système, mais aussi celui de le remplacer par une société socialiste basée sur la propriété collective des moyens de production. Bien que d’autres groupes souffrent de l’oppression dans la société, seule la classe ouvrière possède une puissance collective.
Le concept d’intersectionnalité a donc besoin de la théorie marxiste pour réaliser le type de mouvement unifié qui sera capable de mettre fin à toutes les formes d’oppression. Dans le même temps, le marxisme ne peut que bénéficier de l’intégration de l’afroféminisme dans ses propres politiques et pratiques.
Le rejet postmoderne de la « totalité »
Jusqu’ici, j’ai essayé de montrer comment le concept d’intersectionnalité, ou d’oppressions imbriquées, est enraciné depuis longtemps dans la tradition afroféministe, et que ce concept est aussi compatible avec le marxisme.
Je voudrais maintenant traiter du postmodernisme, en confrontant son interprétation de l’intersectionnalité au concept afroféministe plus ancien. Soyons clair : il est évident que le postmodernisme a fait avancer la lutte contre toutes les formes d’oppression, y compris l’oppression subie par les personnes trans, celles qui souffrent de handicaps ou subissent des discriminations d’âge, et beaucoup d’autres formes qui ont été négligées avant que les théories postmodernes commencent à fleurir dans les années 1980 et 1990.
Le théoricien de la littérature britannique Terry Eagleton situe « l’accomplissement le plus abouti » du postmodernisme dans « le fait qu’il a aidé à placer les questions de sexualité, de genre et d’ethnicité si fermement dans l’agenda politique qu’il est désormais impossible d’imaginer les effacer sans de très grandes luttes. »
Dans le même temps, néanmoins, le postmodernisme a aussi suscité un rejet en bloc de toute généralisation politique ainsi que des catégories de structures sociales et de réalités matérielles, comprises comme des « vérités », des « totalités » et des « universalités », ceci au nom d’un « anti-essentialisme ». Notons, soit dit en passant, qu’un tel rejet à l’aveugle de toute généralisation politique constitue lui-même une généralisation politique, ce qui est une contradiction inhérente à la pensée postmoderniste !
Les postmodernistes donnent une importance cruciale au caractère limité, partiel et subjectif des expériences individuelles, en rejetant la stratégie de lutte collective contre les institutions d’oppression et d’exploitation et en se focalisant en revanche sur les relations individuelles et culturelles comme centres de la lutte. Ce n’est pas un hasard si le postmodernisme a prospéré dans le monde académique au moment du déclin des mouvements sociaux et de classe des années 1960 et 1970, ainsi que de la montée en puissance de l’offensive néolibérale de la classe dominante.
Certains universitaires impliqués dans la montée du postmodernisme étaient d’anciens radicaux des années 1960 qui avaient perdu espoir dans la possibilité de la révolution. Ils ont été rejoints par une nouvelle génération de penseurs radicaux, trop jeunes pour avoir connu le tumulte des années 1960, mais influencés par le pessimisme de la période. Dans ce contexte, le marxisme fut largement décrié comme « réducteur » et « essentialiste » par des universitaires s’affirmant postmodernistes, poststructuralistes et postmarxistes.
Dans le cadre de la vaste catégorie théorique de postmodernisme, le post-marxisme a fourni à partir des années 1980 un nouveau cadre théorique. Deux théoriciens postmarxistes, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, ont publié en 1985 le livre Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale.
Laclau et Mouffe décrivent leur théorie comme une négation de la « totalité » socialiste : « Il n’y a pas, par exemple, forcément de liens entre l’anti-sexisme et l’anticapitalisme, et une unité entre les deux ne peut être que le résultat d’une articulation hégémonique. Il s’ensuit qu’il est seulement possible de construire cette articulation sur la base de luttes séparées (…) Ceci requiert l’autonomisation des sphères de lutte. » C’est en fait un argument pour la séparation des luttes. Des combats « flottant librement » devraient donc être situés entièrement dans ce que les marxistes décrivent comme la superstructure de la société, sans aucune relation avec sa base économique.
Plus encore, le concept de Laclau et Mouffe d’« autonomisation des sphères de lutte » stipule non seulement que chaque lutte se limite à combattre une forme particulière de subordination au sein d’un champ social particulier, mais qu’elle n’a même pas besoin d’impliquer d’autres personnes que vous-même. Ils l’affirment explicitement : « plusieurs de ces formes de résistance deviennent manifestes non pas en tant que luttes collectives, mais à travers un individualisme de mieux en mieux armé. »
Ces passages montrent clairement comment l’accent cesse d’être mis sur la solidarité entre mouvements et passe des luttes collectives aux luttes individuelles et interpersonnelles. De cette façon, les relations interpersonnelles deviennent les lieux-clé de la lutte, basée sur des perceptions subjectives de quel individu est en position de « domination » et quel autre est en position de « subordination » dans chaque situation particulière.
En 1985, le théoricien queer Jeffrey Escoffier résuma : « les politiques de l’identité doivent aussi être des politiques de la différence (…) Les politiques de la différence affirment leur état limité et partiel. » Les poststructuralistes se sont en fait appropriés de termes comme ceux de « politiques de l’identité » et de « différence », qui ont leur origine dans l’afroféminisme des années 1970.
Quand le collectif Combahee River se référait au besoin de politiques de l’identité, il décrivait l’identité de groupe des femmes noires ; quand il soulignait l’importance de reconnaitre les « différences » entre les femmes, il se référait à l’invisibilité collective des femmes noires au sein du féminisme de l’époque, principalement blanc et de classe moyenne.
Mais il existe un monde de différence entre l’identité sociale, en tant que membre d’un groupe social, et l’identité individuelle. La conception poststructuraliste d’« identité » est basée sur les individus, tandis que la « différence » peut se référer ici à n’importe quelle caractéristique qui sépare les individus les uns des autres, qu’elle soit liée à l’oppression ou simplement à une non-normativité.
Il faut noter que l’afroféministe Kimberlé Williams Crenshaw, dans un écrit des années 1990, s’est emparée de cet enjeu en dénonçant la « version d’anti¬-essentialisme, incarnant ce qui pourrait être nommé la thèse de la construction sociale vulgarisée, [qui] est que puisque toutes les catégories sont construites socialement, il n’existe pas de choses telles que « noire » ou « femmes » et il n’y a donc aucun sens à continuer à reproduire ces catégories en s’organisant en fonction d’elles. »
Au contraire, elle défendait qu’« un début d’une réponse à ces questions requiert que nous commencions par reconnaitre que les groupes organisés autour d’une identité au sein desquels nous nous situons sont en fait des coalitions, ou du moins de potentielles coalitions attendant d’être formées. » Et concluait : « à ce stade du développement historique, un point fort peut être d’affirmer que la stratégie de résistance la plus cruciale pour des groupes privés de pouvoir est d’occuper et défendre les politiques de leur identification sociale plutôt que de l’abandonner et de la détruire. »
Identité « individuelle » contre identité « sociale »
C’est ainsi que le concept d’intersectionnalité, développé initialement au sein de la tradition afroféministe, a émergé bien plus récemment dans le contexte du postmodernisme. Bien que l’afroféminisme et certains courants de la théorie postmoderne partagent des considérations communes et un langage commun, ces aspects sont éclipsés par des différences-clé qui en font deux approches clairement distinctes pour combattre l’oppression.
Le concept d’intersectionnalité possède ainsi deux fondements politiques différents, l’un constitué d’abord par l’afroféminisme et l’autre par le postmodernisme.
L’évolution plus récente de l’approche poststructuraliste par rapport aux politiques de l’identité et à l’intersectionnalité, qui exerce une forte influence sur la génération militante actuelle, donne une énorme importance au changement du comportement individuel, en en faisant le moyen le plus efficace pour combattre l’oppression.
Ceci a fait germer l’idée d’individus dénonçant des actes interpersonnels d’oppression perçue, cette indignation devenant une forme d’action politique cruciale. Plus généralement, l’intersectionnalité a fini par se traduire en termes postmodernes, même parmi ceux qui n’ont aucune idée de ce qu’est le postmodernisme.
Comme l’universitaire marxiste Kevin Anderson l’a récemment énoncé : « A la fin du XX° siècle, un discours théorique de l’intersectionnalité est devenu presque hégémonique dans de nombreux secteurs de la vie intellectuelle critique. Dans ce discours, qui concernait des enjeux sociaux et des mouvements autour de la race, du genre, de la classe, de la sexualité et d’autres formes d’oppression, il a souvent été dit que nous devrions éviter toute forme de réductionnisme de classe ou d’essentialisme, dans lequel le genre et la race sont subordonnés à la catégorie de classe. Tout au plus, disait-on, les mouvements autour de la race, du genre, de la sexualité ou de la classe pouvaient se croiser les uns les autres, mais ne pouvaient pas coaguler facilement en un seul mouvement contre la structure du pouvoir et le système capitaliste qui, selon le marxisme, se tient derrière elle. Ainsi, la véritable intersectionnalité de ces mouvements sociaux – en opposition à leur séparation – était généralement perçue comme assez limitée, aussi bien en termes de réalité que de possibilité. Dire le contraire faisait courir le risque de tomber dans les abysses du réductionnisme et de l’essentialisme. »
Je partage ce qu’Anderson dit sur ce point, mais pense aussi qu’il est clair qu’il critique ici l’approche postmoderne de l’intersectionnalité, et non le féminisme noir. Je crois que ce serait une erreur pour les marxistes que de perdre de vue la valeur de la tradition afroféministe, y compris le concept d’intersectionnalité, tant pour sa contribution au combat contre l’oppression des femmes de couleur et des femmes de la classe ouvrière, que pour les manières dont il peut aider à faire progresser la théorie et la pratique marxistes.
Les marxistes apprécient les contributions de nationalistes noirs de gauche tels que Malcolm X et Franz Fanon, de même que le socialisme du parti des Black Panthers, et ils ont essayé d’intégrer des aspects de leurs contributions au sein de leur propre tradition politique. Les exemples ci-dessus apportent des preuves évidentes de la nécessité d’intégrer de la même façon les leçons que les féministes noires peuvent offrir au marxisme.
La ségrégation raciale aux Etats-Unis a efficacement empêché le développement d’un mouvement unifié des femmes, à cause d’une incapacité à reconnaitre les implications multiples de la division raciale historique. Aucun mouvement ne peut prétendre parler pour toutes les femmes s’il ne parle pas pour les femmes qui sont également confrontées aux conséquences du racisme, qui fait que les femmes de couleur se situent de manière écrasante dans les rangs de la classe ouvrière et des pauvres.
Race et classe doivent être centrales au sein du projet de libération des femmes, non seulement en théorie mais aussi en pratique, si ce projet veut avoir un sens pour les femmes qui sont les plus opprimées par le système.
Publication originale le 1er août 2017 sur le site de l’ISO. Nous avons repris la traduction de l’Anticapitaliste, revue mensuelle du NPA, dans son numéro 91 d’octobre 2017