L’intersectionnalité est un mot courant dans le monde universitaire, entre le militantisme féministe et les mouvements sociaux. Qu’est-ce qu’en disent les féministes marxistes révolutionnaires ?
Comme a pu le souligner Terry Eagleton, « classe, race et genre » sont la « Sainte Trinité de notre temps » [1]. On parle ainsi d’intersectionnalité, mais souvent la définition n’est pas claire : s’agit-il d’une théorie ou d’une description empirique ? Opère-t-elle dans le domaine de la subjectivité individuelle ou bien de l’analyse des systèmes de domination ? Et finalement : que dit-elle des causes de ces oppressions qui se croisent et, surtout, des voies de l’émancipation ?
Bien que des réflexions sur la relation entre le genre, la race et la classe aient surgi antérieurement au sein des débats qui ont traversé le marxisme et la gauche, le concept d’intersectionnalité est apparu en tant que tel pour la première fois dans un article publié en 1989 par Kimberle Crenshaw [2].
Cette avocate noire et féministe cherchait à apporter une réponse à ces questions dans le domaine des législations anti-discrimination aux États-Unis – une origine qui a sans doute marqué les contours du concept, comme nous le verrons plus loin. Cependant, son antécédent le plus important se trouve dans les élaborations des féministes noires des années 1970, comme le Combahee River Collective, qui ont mené une critique « intersectionnelle » des mouvements de libération, dans le cadre de la deuxième vague féministe et de la radicalisation politique de l’époque.
Dans cet article, nous proposons un aperçu des antécédents historiques, des premières formulations du concept, de sa dérive avec la montée du postmodernisme et du débat qui émerge actuellement des mouvements sociaux. En même temps, nous proposerons un contrepoint critique des théories de l’intersectionnalité d’un point de vue marxiste.
Le Combahee River Collective et les féministes noires
En 1977, le Manifeste du Combahee River Collective (collectif de la rivière Combahee) est publié. Son nom est un hommage à l’action militaire courageuse menée par l’ex-esclave et abolitionniste Harriet Tubman en 1863, qui libéra 750 esclaves face aux tirs des canons ennemis. Elle a été la seule femme à diriger une opération militaire pendant la guerre civile américaine.
Les féministes noires des années 1970 se sont ainsi reconnues comme partie d’une tradition historique de la lutte des femmes noires depuis le XIXe siècle. Dans son livre Femmes, Race et Classe [3], Angela Davis souligne leur rôle dans le mouvement abolitionniste aux États-Unis. Sojourner Truth est entrée dans l’histoire pour son discours à la conférence des suffragettes de l’Ohio en 1851. Un homme avait soutenu que les femmes ne pouvaient pas voter parce qu’elles étaient le « sexe faible », ce à quoi Sojourner Truth répondit catégoriquement :
« J’ai labouré, planté, et rempli des granges, et aucun homme ne pouvait me devancer ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pouvais travailler autant qu’un homme, manger autant qu’un homme — quand j’avais assez à manger — et supporter tout autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde treize enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme esclaves, et ne suis-je pas une femme ? »
Sa réponse était une contestation du récit patriarcal qui construisait la « féminité » en considérant la femme comme un être faible, « naturellement » inférieur et incapable d’exercer la citoyenneté politique. Mais c’était aussi une remise en question des suffragettes blanches, dont beaucoup laissaient de côté les revendications des femmes noires et des travailleuses.
Au milieu des années 1970, plusieurs femmes noires ont décidé de réactiver cette tradition et de se constituer en groupes militants, après avoir eu une mauvaise expérience dans le mouvement féministe blanc et dans les organisations pour la libération de la population noire. Avec la publication du Manifeste du Combahee River Collective, les féministes noires ont questionné simultanément le féminisme blanc, le mouvement noir et le féminisme bourgeois noir de la NBFO (National Black Feminist Organization).
Leur point de départ était l’expérience commune d’une simultanéité des oppressions, la trinité classe, race et genre, à laquelle s’est également ajoutée l’oppression sexuelle. A partir de cette position, elles visaient le mouvement féministe hégémonisé par le féminisme radical. Ce courant interprétait les contradictions sociales à travers l’opposition entre « classes sexuelles » [4] et donnait la priorité absolue à un système de domination — le patriarcat — sur tous les autres [5].
En remettant en question la prééminence de l’oppression sexuelle ou de genre sur l’oppression de race et de classe, les féministes noires ont également combattu les tendances ouvertement séparatistes ou de « guerre des sexes » qui se sont renforcées dans le féminisme de la fin des années 70, qu’elles ont défini comme un mouvement orienté par les intérêts des femmes blanches de classe moyenne. Elles ont également soutenu que toute forme de détermination biologique de l’identité pouvait conduire à des positions réactionnaires.
« Bien que nous soyons féministes et lesbiennes, nous nous sentons solidaires des hommes noirs progressistes et ne défendons pas le processus de fractionnement exigé par les femmes blanches séparatistes. »
Dans son livre Feminism is for Everybody, la féministe noire bell hooks soutient que, dans ces années-là, les « visions utopiques de la sororité » et la définition anhistorique du patriarcat ont été remises en question par les débats entre race et classe. Tirant le bilan, elle affirme que « les femmes blanches qui ont essayé d’organiser le mouvement autour de l’idée d’oppression partagée et qui ont proposé que les femmes forment une classe ou une caste sexuelle étaient les plus réticentes à reconnaître les différences entre les femmes ». Elle met également en lumière la polémique avec les courants séparatistes au sein du mouvement :
« Elles dépeignaient tous les hommes comme l’ennemi pour représenter toutes les femmes comme des victimes. Le fait de se concentrer sur les hommes a détourné l’attention des privilèges de classe de certaines activistes féministes, ainsi que de leur désir d’accroître leur pouvoir de classe. »
Dans le Manifeste du Combahee River Collective, la lutte pour l’émancipation des femmes noires et de la population noire était inséparable de la lutte contre le système capitaliste. C’est pourquoi elles ont explicitement adhéré à la lutte pour le socialisme :
« Nous reconnaissons que la libération de tous les peuples opprimés exige la destruction des systèmes politiques et économiques du capitalisme et de l’impérialisme ainsi que celle du patriarcat, nous sommes socialistes parce que nous croyons que le travail doit être organisé pour le bénéfice collectif de ceux et celles qui font le travail et créent les produits (…) Nous ne sommes cependant pas convaincues que notre libération sera assurée si la révolution socialiste ne s’inscrit pas également dans une révolution féministe et anti-raciste. »
Par rapport au marxisme, elles ont affirmé qu’elles étaient d’accord avec les fondements de la théorie de Marx concernant les « relations économiques spécifiques », mais elles ont estimé que l’analyse devait « aller plus loin afin que nous puissions comprendre notre situation économique spécifique comme noires ». Il convient par ailleurs de noter que, bien qu’elles aient défini la nécessité d’une révolution socialiste, les tâches pratiques qu’elles ont proposées en tant que groupe se limitaient principalement à des ateliers d’auto-conscience et à la lutte pour les droits concrets des femmes noires dans les quartiers.
Dans le Manifeste apparaît la notion de politiques de l’identité comme une réponse à la manière spécifique dont les femmes noires vivent l’oppression. L’auto-reconnaissance de sa propre identité est considérée comme un moment nécessaire pour établir a posteriori une confluence avec d’autres mouvements de libération. Il existe une tension entre la constitution d’une identité différenciée et la confluence avec le reste des opprimés pour lutter contre un système qui combine des formes de domination économique, sexuelle et raciale.
Quelques années plus tard, cependant, alors que le contexte social, politique et idéologique change radicalement avec la montée du néolibéralisme et du postmodernisme, le concept d’intersectionnalité prendra un nouveau sens. Alors que la transformation radicale de la société n’est plus à l’horizon, l’action collective aura tendance à être liquidée au profit de la multiplication des « identités » différenciées, tandis que la revendication de politiques de reconnaissance dans la société capitaliste prendra davantage de poids.
L’intersectionnalité en tant que catégorie de discrimination
Kimberle Crenshaw a défini le concept d’intersectionnalité pour la première fois en 1989. Elle y soulignait que le traitement séparé des discriminations de race et de genre en tant que « catégories mutuellement exclusives de l’expérience et de l’analyse » avait des conséquences problématiques pour la jurisprudence, la théorie féministe et les politiques anti-racistes. Aussi, elle a proposé de « souligner la multidimensionnalité de l’expérience des femmes noires, en contraste avec l’analyse à partir d’un axe unique qui déforme ces expériences ».
Elle signale que toute conceptualisation fondée sur un seul axe de discrimination (qu’il s’agisse de la race, du genre, de la sexualité ou de la classe), empêche l’identification des femmes noires et la possibilité de résoudre la discrimination, limitant l’analyse aux expériences des personnes privilégiées de chaque groupe.
Dans les cas de discrimination raciale, elle est souvent perçue du point de vue des noirs ayant des privilèges de genre ou de classe, tandis que dans les cas de discrimination de genre, on se concentre sur les femmes blanches et ayant des ressources économiques. Puisque « l’expérience intersectionnelle est plus que la somme du racisme et du sexisme, toute analyse qui ne tient pas compte de l’intersectionnalité ne peut pas aborder correctement la manière particulière dont les femmes noires sont subordonnées ».
Dans son analyse, Crenshaw examine comment plusieurs poursuites intentées par des femmes noires ont été rejetées par le pouvoir judiciaire. L’une des affaires analysées est DeGraffenreid vs. General Motors. Cinq femmes ont poursuivi la multinationale pour discrimination au travail, car en tant que femmes noires, elles ne pouvaient être promues à de meilleures catégories d’emploi. Le tribunal a rejeté l’action en justice, alléguant que l’existence de cette discrimination ne pouvait être établie du fait qu’il s’agissait de « femmes noires », qui ne constituaient pas un groupe soumis à une discrimination particulière. Au lieu de cela, il a accepté d’enquêter sur la question de savoir s’il y avait eu ségrégation raciale ou de genre, mais « pas une combinaison des deux ».
Enfin, le tribunal a statué que, parce que GM avait embauché des femmes — des femmes blanches — il n’y avait pas de discrimination fondée sur le genre. Et parce qu’il avait embauché des noirs — des hommes noirs — il n’y avait pas de discrimination fondée sur la race. Le procès des femmes noires n’a pas abouti. Le tribunal a jugé que l’accepter ouvrirait une « boîte de pandore ».
Crenshaw souligne que le but de l’intersectionnalité est de reconnaître que les femmes noires peuvent être victimes d’une discrimination qui a des formes complexes et que le cadre conceptuel unidirectionnel ne permet pas de les aborder. A la fin des années 1980, le concept d’intersectionnalité est donc apparu comme une catégorie pour complexifier les expériences de « discrimination », dans le but d’établir une nouvelle jurisprudence qui permettrait de réguler des « politiques en matière de diversité » par l’État.
Plus tard, la sociologue américaine et spécialiste du féminisme noir Patricia Hill Collins a défini l’intersectionnalité comme « un ensemble distinctif de pratiques sociales qui accompagnent notre histoire particulière dans une matrice unique de domination caractérisée par des oppressions intersectionnelles » [6]. Dans son cas, l’intersectionnalité définit un projet de « justice sociale », qui cherche la confluence ou les coalitions avec d’autres « projets de justice sociale ».
Le concept d’intersectionnalité a ensuite été développé par un grand nombre d’intellectuelles féministes noires, latines et asiatiques dans le cadre de l’expansion des « women studies » dans le monde universitaire.
L’intersectionnalité est devenue un mot à la mode dans les congrès et les colloques, des départements de recherche et des ONG ont été créés pour développer des études intersectionnelles dans les domaines de l’économie, du droit, de la sociologie, de la culture et des politiques publiques. À la trilogie genre, race et classe se sont ajoutés d’autres vecteurs d’oppression tels que la sexualité, la nationalité, l’âge ou la diversité fonctionnelle.
Et si cela a permis une grande visibilité de la situation spécifique d’oppression de groupes et de communautés multiples, ce phénomène s’est paradoxalement développé dans le cadre d’un climat de résignation aux structures sociales capitalistes, qui étaient désormais perçues comme impossibles à remettre en cause.
Intersectionnalité, politiques de l’identité et différences multiples
L’essor des études sur l’intersectionnalité dans le milieu académique coïncide avec l’ouverture d’une nouvelle étape historique qui a complètement transformé le climat intellectuel et politique sous le néolibéralisme.
La période de la « restauration bourgeoise » [7] ou «essor néolibéral» a impliqué une attaque généralisée contre les conquêtes de la classe ouvrière dans le monde entier, ainsi que des politiques de privatisation et de dérégulation qui ont avancé brutalement dans un contexte de défection des directions syndicales et politiques de la classe ouvrière. Cette offensive a conduit à une augmentation de la fragmentation interne de la classe ouvrière et à une énorme perte de subjectivité de classe.
Dans ce nouveau contexte, nous passons de la radicalité des féministes noires et socialistes du Combahee River, à la formulation de l’intersectionnalité dans le cadre de la fragmentation croissante des sujets sous le prisme de la postmodernité. L’idée d’intersectionnalité se rapproche donc de celle de « diversité » et de « politiques de l’identité ».
Dans cette formulation, il y a un glissement du collectif vers l’individuel, du matériel vers le subjectif, dans un processus de « culturalisation » des relations de domination. Ainsi s’installe l’idée que la lutte des groupes opprimés passe fondamentalement par une prise de conscience de sa propre identité — un « savoir situé » —, pour que les groupes privilégiés (hommes, femmes blanches, femmes hétérosexuelles, etc.) « déconstruisent » leurs privilèges et reconnaissent leur diversité.
Dans le cadre du « virage culturel » postmoderne, les identités sont présentées comme construites exclusivement à partir du discours, de sorte que les possibilités de résistance sont limitées à la mise en œuvre d’un contre-récit.
Cette perspective ne peut cependant pas s’appliquer à l’exploitation de classe : à moins que l’on puisse attendre des propriétaires des moyens de production, les banquiers et les capitalistes, qu’il « déconstruisent » leur pouvoir à travers un exercice d’auto-réflexion ? En réalité, cette démarche n’est pas non plus viable comme stratégie pour mettre fin au racisme, à l’hétérosexisme et au machisme, à moins que ces « axes de domination » soient considérés comme des entités séparées, opérant exclusivement dans le domaine culturel ou idéologique, plutôt que comme des entités étroitement liées aux relations matérielles et structurelles du capitalisme.
D’autre part, la multiplication d’une série de plus en plus vaste d’identités opprimées, sans envisager la possibilité de transformer radicalement les relations sociales capitalistes sur lesquelles ces oppressions sont établies, a donné naissance à des pratiques de « ghettoïsation » et de séparation au sein de l’activisme. Patricia Hill Collins a averti du problème :
« On a mis l’accent sur l’accumulation d’une collection d’identités opprimées qui, d’un autre côté, ont donné naissance à toute une hiérarchie de l’oppression. Une telle hiérarchie n’a pas seulement été destructrice, elle a aussi été source de division et d’immobilisme. (…) beaucoup de femmes se sont réfugiées dans une “politique de style de vie” propre au ghetto et se retrouvent incapables de dépasser leur expérience individuelle et personnelle » [8].
Par opposition à cette impuissance, le système capitaliste s’approprie l’explosion de la « diversité » comme marché des identités. Il a pu les assimiler tant qu’elles ne désignaient pas la contestation du système social dans son ensemble. Terry Eagleton remarque au sujet du postmodernisme que peut-être :
« … sa seule et plus durable réalisation — le fait qu’il ait contribué à placer les questions de sexualité, de genre et d’ethnicité si fermement sur l’agenda politique qu’il est impossible d’imaginer qu’elles puissent être éliminées sans un effort puissant — n’était qu’un substitut aux formes classiques du radicalisme politique, qui abordent les classes, l’État, l’idéologie, la révolution, les modes matériels de production » [9].
Dans une note de bas de page, il précise toutefois que ce ne sont pas les intellectuels postmodernes qui ont inscrit ces questions dans le programme politique, mais l’action préalable des mouvements sociaux à travers la lutte dans les années 1960 et 1970. Ce qui est certain, c’est qu’une fois cette vague de radicalisation politique vaincue, la visibilité obtenue par les questions de race, de genre et de sexualité s’est accrue en même temps que la condition de la classe devenait de plus en plus invisible (au point que certains ont même parlé de la disparition de la classe ouvrière en tant que telle).
Le retrait de la politique de classe
Dans la trilogie classe/race/genre, la classe a eu tendance à être diluée, ou convertie en une identité de plus, comme si elle était une catégorie de stratification sociale (par revenu), ou un type de profession ou de travail. Marta E. Giménez [10] souligne que l’un des éléments caractéristiques des théories de l’intersectionnalité est le postulat que « pour théoriser ces connexions il faut défendre l’hypothèse de l’équivalence entre oppressions », mais cela conduit à effacer les spécificités des relations de classe.
Contre ce point de vue, il est nécessaire de souligner que race, genre et classe ne sont pas des catégories directement comparables. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les griefs ni de déterminer lequel est le plus important pour l’expérience subjective des gens ; il s’agit de chercher une compréhension plus approfondie du rapport entre les oppressions et l’exploitation dans la société capitaliste.
Par exemple, la classe, la race et le sexe fonctionnent de façon très différente en ce qui concerne « l’égalité » et « la différence ». Historiquement, la bourgeoisie a essayé de camoufler autant que possible la « différence sociale » de classe derrière une idéologie « égalitaire » du « libre contrat ». Mais elle utilise le racisme et le machisme pour fixer des « différences » qui sont attribuées à des déterminants biologiques ou « naturels » pour justifier les inégalités dans la répartition des ressources, dans l’accès aux droits, pour défendre la persistance d’une certaine division du travail, ou simplement pour soutenir la déshumanisation de millions de personnes en les rendant esclaves.
Dans une perspective émancipatrice, on cherche à ce qu’aucune différence de couleur de peau, de lieu de naissance, de sexe biologique ou de préférence sexuelle ne puisse servir de base à l’oppression, à l’humiliation ou à l’inégalité. Ainsi, dès cette perspective, on reconnaît la diversité en promouvant le développement du potentiel créateur de chaque individu, dans le cadre de la coopération sociale.
Mais dans le cas de la différence de classe, il s’agit de l’éliminer en tant que telle, pour qu’elle n’existe plus. La classe ouvrière, à travers la lutte contre les relations sociales capitalistes, cherche l’élimination de la propriété privée des moyens de production, ce qui implique l’élimination de la bourgeoisie en tant que classe et la possibilité de mettre fin à toute société de classe.
La différence sociale entre les possédants des moyens de production et ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail en échange d’un salaire structure la société capitaliste, au-delà de toute tentative d’invisibiliser cette contradiction. Les relations patriarcales — qui sont nées des milliers d’années avant le capitalisme — et le racisme ne sont pas des entités anhistoriques, mais ont acquis de nouvelles formes et un contenu social spécifique dans le cadre des relations sociales capitalistes.
Le capitalisme utilise les préjugés patriarcaux pour établir une distinction comme jamais auparavant entre le « public » et le « privé », entre la sphère de la production et la sphère du foyer, où les femmes soutiennent — par leur travail invisible — une grande partie des tâches de reproduction de la force de travail nécessaire pour la reproduction du capital.
Des institutions comme la famille, le mariage ou les normes hétérosexuelles, reformulées dans le cadre de nouvelles relations sociales, socialisent et naturalisent ce rôle pour les femmes. Les multiples manifestations de l’oppression de genre et les griefs douloureux qu’elles impliquent pour des millions de femmes, par la violence ou le féminicide, ne se « réduisent » pas aux relations de classe, mais elles ne peuvent s’expliquer sans articuler les catégories de l’oppression et l’exploitation.
Le racisme a été utilisé pour justifier idéologiquement la réduction en esclavage de millions d’êtres humains, tandis que le Siècle des Lumières érigeait les idées de « liberté », « égalité » et « fraternité » comme la base des « droits humains ». Le racisme a accompagné et renforcé la grande entreprise colonialiste des États impérialistes, ainsi que le génocide interne — dans le cas des États-Unis contre les peuples autochtones.
Dans ce pays, après la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage, le racisme a continué d’être — encore de nos jours — le ciment sur lequel repose l’exclusion d’une grande partie de la population, traitée comme « citoyens de second rang » et « travailleurs de seconde classe », favorisant ainsi une division interne dans la classe ouvrière américaine.
De même, comme l’ont dénoncé les féministes noires, l’oppression raciale et l’oppression de genre se combinent magistralement pour maximiser les profits capitalistes: l’écart salarial est en effet plus grand chez les travailleuses noires et latines aux États-Unis, de même que la violence institutionnelle et policière dont les jeunes noirs sont victimes. Ces oppressions réapparaissent également pour soutenir les politiques de racisme et de xénophobie à l’encontre des migrants en Europe, où ils sont traités comme des travailleurs de seconde classe et privés de droits sociaux et démocratiques fondamentaux.
Marxisme et intersectionnalité
Dans Le Capital, Marx écrit que « Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri ». Dans un de ses premiers travaux, il avait souligné avec Engels que « le progrès social, les changements de période sont opérés en proportion directe avec le progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences de l’ordre social sont opérées en proportion de la liberté décroissante des femmes… », paraphrasant le socialiste utopique Fourier.
D’autre part, dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre, Engels avait analysé concrètement la réalité des femmes ouvrières qui entraient en masse dans la production capitaliste et qui subissaient le double grief de l’oppression et de l’exploitation. Dans L’origine de la famille, la propriété privée et l’État, Engels a repris les études ethnologiques incomplètes de son ami pour développer une analyse de l’institution familiale dans l’histoire et l’oppression des femmes.
Le marxisme révolutionnaire a également analysé la relation entre l’exploitation et l’oppression dans d’autres sens. Par exemple, quand Marx et Engels soulignaient que le prolétariat anglais ne pouvait être libre si ses droits étaient fondés sur l’oppression des travailleurs irlandais. Ou, plus tard, quand Lénine a soutenu qu’un peuple qui opprime un autre peuple ne peut être libre, et a défendu le droit à l’autodétermination nationale, ainsi que la lutte contre l’oppression coloniale des peuples.
Dans un article critique des théories de l’intersectionnalité, Lise Vogel soutient à juste titre que les féministes socialistes des années 1960 et 1970 avaient déjà posé — avant que le terme intersectionnalité ne devienne à la mode — le croisement entre patriarcat, racisme et capitalisme.
Il faut ajouter que bien avant cela, une riche tradition de pensée féministe socialiste s’était développée : de Flora Tristan, en passant par Engels et Clara Zetkin, les révolutionnaires russes et bien d’autres ; cette tendance s’est matérialisée dans d’importantes conférences internationales de femmes socialistes, dans des programmes et organisations de femmes actives et paysannes. Le Programme de transition écrit par Léon Trotsky et adopté par la Quatrième Internationale en 1938 inscrit parmi ses drapeaux la nécessité de donner « Place aux jeunes ! Place aux femmes travailleuses » pour chercher « un appui dans les secteurs les plus opprimés de la classe ouvrière ».
Les théories de l’intersectionnalité critiquent souvent le marxisme pour son « réductionnisme de classe ». Mais défendre la centralité d’une « analyse de classe » ne signifie pas la limiter à l’activité des syndicats dans les luttes salariales. Une telle vision serait corporatiste et économiciste, ou étroitement syndicaliste. Il est vrai que la pratique d’une grande partie des partis communistes stalinisés, ainsi que des bureaucraties syndicales du XXe siècle, a été un exemple de cette politique étroitement corporatiste, accentuant la division entre « politique de classe » et la lutte des mouvements contre les oppressions.
Mais ce n’est que sous le prétexte erroné d’assimiler le stalinisme au marxisme que l’on peut dire que le marxisme n’a pas considéré « l’intersection » de l’exploitation de classe avec l’oppression de genre, le racisme, l’oppression coloniale ou la sexualité.
L’analyse de classe vise à révéler les relations qui structurent la société capitaliste, basée sur l’extraction généralisée de plus-value pour l’accumulation du capital, mais aussi l’appropriation du travail reproductif des femmes à la maison, ainsi que la concentration du capital dans de grands monopoles, la croissance du capital financier et la concurrence entre États impérialistes, menant aux guerres mondiales et aux pillages globaux.
Il s’agit aussi d’analyser comment le capital utilise et fixe les « différences », nourrissant les idéologies racistes, misogynes et xénophobes, pour maximiser l’exploitation et provoquer des divisions au sein de la classe ouvrière. Cette analyse de classe, loin d’être « réductionniste à l’économie », inclut l’interaction d’éléments politiques et sociaux et permet une meilleure compréhension de l’articulation des relations de classe avec le racisme, le patriarcat ou l’hétérosexisme.
En même temps, c’est la reconnaissance que si la classe ouvrière, qui au XXIe siècle est plus diverse, racisée et féminisée que jamais dans l’histoire, peut surmonter les divisions et les fragmentations internes, elle est alors en mesure de détruire le capital et de placer sous son contrôle l’économie entière, les industries, le transport et les communications comme fondement pour organiser une nouvelle société des producteurs libres. Le retrait de la « politique de classe » signifie en fait l’abandon de la lutte contre le système capitaliste, sans laquelle les terribles griefs d’exploitation et d’oppression de la race, du genre ou de la sexualité ne peuvent être éradiqués.
Après la crise capitaliste de 2008, avec l’émergence de nouveaux mouvements de résistance aux politiques néolibérales, des secteurs de l’activisme féministe, des mouvements antiracistes ou de la jeunesse défendent dans un nouveau sens la notion d’« intersectionnalité » pour former des alliances entre les différents groupes opprimés. Le mouvement des femmes qui organise la grève du 8 mars dans l’État espagnol, par exemple, a été défini comme un mouvement « anticapitaliste, antiraciste, anticolonialiste et antifasciste ».
Il s’agit sans doute d’un pas en avant très important vers la convergence des luttes et une contre-tendance à la logique de la fragmentation. Cependant, la somme ou « l’intersection » des mouvements de résistance ne suffit pas s’ils ne s’articulent pas avec une stratégie commune pour vaincre le capitalisme, sans laquelle il ne sera pas possible de mettre fin au racisme et à l’oppression patriarcale.
Il ne s’agit pas d’opposer des « mouvements » ou des « identités » à une classe ouvrière abstraite et sans sexe. Jamais dans l’histoire la classe ouvrière n’a été aussi imprégnée par la diversité des genres et des races qu’aujourd’hui. Les femmes représentent aujourd’hui 50 % de la classe ouvrière, qui a le visage des femmes noires, latines et asiatiques.
La clé d’une stratégie hégémonique est donc de remettre au centre une politique de classe qui intègre résolument la lutte contre toutes les oppressions de genre, de race ou de sexualité. Cela implique de chercher à unir ce que le capitalisme divise, en renforçant l’unité interne de la classe ouvrière, ainsi qu’une politique d’alliances avec des mouvements qui luttent contre des oppressions spécifiques. Cette perspective, conjuguée à la lutte pour l’expropriation des expropriateurs, est la seule qui puisse permettre d’avancer vers une société véritablement libre.
[1] Eagleton, Terry ; Against the Grain, Essays 1975–1985, Londres, Verso, 1986.
[2] Crenshaw, Kimberle, “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics”, The University of Chicago, Legal Forum, Volume 1989, Issue 1.
[3] Davis, Angela, Mujeres, raza y clase, Madrid, Akal, 2004 (Women, Race and Class, 1981)
[4] Qu’il s’agisse du féminisme radical de Shulamith Firestone (Dialectique du sexe, 1970) ou du féminisme matérialiste de Christine Delphy (L’ennemi principal, 1977).
[5] Tel que formulé par Kate Millet dans Sexual Politics, 1970.
[6] Hill Collins, Patricia ; “Rasgos distintivos del pensamiento feminista negro», en Feminismo negros. Una antología, Mercedes Jabardo (ed.), Madrid, Editorial Traficantes de sueños, 2012. (Black feminism thought, Nueva York, Routledge, 2000).
[7] Albamonte, Emilio y Matías Maiello ; « Les limites de la restauration bourgeoise », Stratégie internationale 10 juin 2011.
[8] Hill Collins, 2012.
[9] Eagleton, Terry, Las ilusiones del posmodernismo, Bs. As., Editorial Paidós, 1997.
[10] Giménez, Marta E., Marx, Women, and Capitalist Social Reproduction, Historical Materialism Book Series, Volume 169, Leiden-London, Brill, 2019.