Sur la critique de la pensée décoloniale. Jean-Marie Harribey. Janvier 2025

« Seriez-vous content de trouver un peuple de tempérament aussi barbare, qu’explosant en atroce violence il ne vous donnerait pas d’abri, vous mettrait le couteau sous la gorge, vous mépriserait comme des chiens et comme si Dieu ne vous avait pas aussi créés, comme si vous n’aviez pas le droit de demander de l’aide, que penseriez-vous d’être ainsi traités ? Ceci est le cas de l’étranger et cela votre gigantesque inhumanité. » William Shakespeare et co-auteurs, Sir Thomas Moore, 1595

Depuis le début du XXIe siècle, les thèses décoloniales, nées en Amérique latine, ont gagné les centres de recherche et universitaires des États-Unis, puis les européens et notamment français. Moins connus cependant en France, les auteurs sud-américains, hispanophones ou lusophones, fondateurs du courant décolonial sont peu à peu découverts et même pour certains traduits, notamment : Anibal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo, fondateurs du groupe Modernité/Colonialité », et Ramon Grosfoguel [1].

La problématique principale de ce courant est de défaire l’hégémonie politique et culturelle que le monde occidental a construite au détriment des peuples colonisés depuis 1492, considérée comme la date-clé du démarrage du capitalisme, indissolublement lié au colonialisme et au racisme, et donc à la négation et l’éradication des cultures autres. Le décolonialisme se distingue des pensées anticolonialistes et antiimpérialistes liées aux mouvements de libération au XXe siècle, et aussi de celles dites postcoloniales en réaction aux nouvelles formes de domination après les luttes d’indépendance en Inde, en Afrique, au Moyen-Orient et en Australie [2], parce qu’il va faire de la critique de la Modernité d’origine européenne le pivot de sa dénonciation.

Un temps confinée aux cercles universitaires et aux débats traversant les sciences sociales, la problématique décoloniale trouve maintenant un écho médiatique parce qu’elle peut se décliner en plusieurs thématiques. L’une d’elles est particulièrement traitée, l’écologie décoloniale, à laquelle le chercheur Malcom Ferdinand [3] a travaillé en France. Et la revue Socialter vient de publier un numéro centré sur l’écologie décoloniale [4].

Au fur et à mesure de sa diffusion en France, des critiques de la théorie décoloniale furent émises, notamment de la part d’historiens comme Pierre Vidal-Naquet, Pierre-André Taguieff, Benjamin Stora, ou de philosophes comme Jean-Loup Amselle [5]. Mais une critique radicale vient d’être publiée en français, provenant du continent latino-américain, celui-là même où est né ce courant. Sous la signature d’un Collectif, il est titré Critique de la raison décoloniale, Une contre révolution intellectuelle (Paris, Éd. L’Échappée, 2024). L’Avant-propos est signé Mikaël Faujour, et le livre rassemble les auteurs dans l’ordre suivant : Pierre Gaussens et Gaya Makaran, Daniel Inclan, Rodrigo Castro Orellana, Bryan Jacob Bonilla Avendano, Martin Cortès, et Andrea Barriga. Plutôt que de présenter chaque auteur et son chapitre [6] dans l’ordre du livre, je regroupe les principales critiques apportées à la pensée décoloniale autour de trois thèmes : la modernité ; l’essentialisation des colonisés et des colonisateurs ; et la méconnaissance de la logique du capital.

1. Remplacer la modernité par la colonialité ?

Dès son « Avant-propos », Mikaël Faujour dresse les grands traits de la pensée décoloniale : « la modernité serait intrinsèquement coloniale » (p. 6-7). Débutée « avec la conquête de l’Amérique, […] elle n’aurait pas pris fin avec les décolonisations de la seconde moitié du XXe siècle » (p. 7).

La raison de la poursuite de la domination est « la relation au savoir et à la connaissance fondée sur les principes d’une rationalité européenne qui condamnerait et détruirait les autres formes de connaissances et de savoirs » (p. 7). Le capitalisme est alors considéré dès sa naissance comme inséparablement colonisateur, dominateur et raciste.

La colonisation ayant été historiquement le fait de l’Europe, celle-ci est identifiée par tous les théoriciens à la modernité et comme un tout monolithique. L’économiste et sociologue Daniel Inclan parle à ce propos d’« inintelligibilité du passé » (p. 71) parce que, dit-il,
« dans les formulations du tournant décolonial, il n’y a pas de place pour penser la dialectique de l’Europe dans les processus colonisateurs, l’Europe y étant au contraire présentée comme une substance maléfique qui se répand à travers le monde » (p. 61-62).

Le philosophe Rodrigo Castro Orellana ajoute deux critiques portées au penseur décolonial Walter Mignolo [7]. D’une part, aucune culture n’est homogène, il vaut mieux
« parler de métissage ou d’hybridité d’un point de vue anthropologique, car un processus de subjectivation mature ne peut être fondé sur une identité autoréférentielle qui exclut le regard de l’Autre » (p. 84).

D’autre part, il n’y a pas de « privilège épistémique » des peuples colonisés pour accéder à la « vérité » de leur condition.

Dans un chapitre consacré à Ramon Grosfoguel, l’un des plus importants théoriciens du décolonialisme, le philosophe Bryan Jacob Bonilla Avendano entreprend de confronter cet auteur aux occidentaux Descartes, Hegel et Marx. Grosfoguel récuse le cogito cartésien dominateur bien que la recherche de la vérité n’appartienne pas à l’Occident. Et Avendano soutient qu’on ne peut trouver chez Hegel l’idée que seul « l’homme blanc hétérosexuel pourrait participer de la production de la conscience et de la raison » (p. 115). Inversement, tout aussi fausse est l’idée défendue par Grosfoguel « qu’il est impossible qu’un auteur écrivant depuis le « Nord » (même au sens symbolique du terme) soit lu et assimilé dans les pays du « Sud », car la théorie du Nord est toujours déjà eurocentrique et raciste » (p. 118).

Selon Avendano, la vision de la symbolique occidentale qu’ont les penseurs décoloniaux est biaisée :
« Tout se passe comme si la capacité de signifier et de symboliser une plante, un tambour ou un canoë était réservée à certaines cultures, tandis que d’autres ne laissent qu’une possibilité aux objets : devenir des marchandises. […] Que la vie soit marchandisée au cœur de la modernité capitaliste est une réalité, et il existe bien un ethos capitaliste qui cherche à dépolitiser les formes symboliques pour les remplacer par ce que Marx appelait la forme-valeur. Cependant, croire que les significations sont prédéterminées dans telle ou telle culture nous paraît dangereux, car cela finit par essentialiser non seulement les cultures non occidentales, mais quiconque ne s’inscrit pas dans une certaine logique épistémique. […] Que les objets se voient constamment donner par les individus de nouvelles significations correspondant à leur vie sociale, ce n’est pas un phénomène qui viserait uniquement les seules cultures non occidentales : c’est le fait de toutes les cultures. » (p. 130-131).

Le philosophe Martin Cortés, dans un chapitre intitulé « Contre l’ontologie de l’origine et de la pureté, Sur Marx, les marxismes et la critique décoloniale », complète cet examen en promouvant une « déracialisation de l’humanité » (p. 138).
« Notre hypothèse sera la suivante : la tendance à éloigner Marx du cœur des démarches critiques, tendance qui se développe avec un relatif succès depuis les années 1980, paraît coïncider avec le moment où nous avons justement le plus besoin de son héritage. C’est pourquoi ce travail, bien qu’il soit en dernier ressort un essai de plus sur les façons de lire Marx en Amérique latine, s’intéresse avant tout au potentiel universel des effets de cette lecture. » (p. 140).

Clairement, comment « l’ambition universaliste du marxisme en tant qu’idéologie européenne » peut-elle saisir « les particularités de la réalité latino-américaine » (p. 150) ? C’est possible car, au sein même de l’Europe, l’hétérogénéité philosophique existe.
« Parmi les évolutions du « dernier Marx », son attention se porte vers la périphérie. C’est en découvrant les luttes politiques qui se déroulent aux frontières du capitalisme développé – principalement en Irlande et en Russie – que Marx lui-même met en garde sur la nécessité de ne pas lire sa théorie comme une philosophie de l’histoire qui serait valable en tout temps et en tout lieu. » (p. 153).

L’auteur cite l’écrivain Jorge Luis Borges qui évoque « les vertus du retard » (p. 158), car « être à la périphérie n’est pas du tout un inconvénient », tandis que l’hypothèse inverse impliquerait « de placer l’Amérique latine dans une salle d’attente de l’Histoire » et serait « un drame pour la question de l’émancipation en tant que telle » (p. 158).

Dans le dernier chapitre de cet ouvrage collectif, la professeure argentine de sciences sociales, politiques et économiques Andrea Barriga consacré à « Anibal Quijano et la colonialité du pouvoir, Quand tout ce qui était solide s’en va en fumée » complète les critiques de la conception la conception de la modernité de Quijano. Loin d’être univoque ladite modernité européenne est traversée de visions très diverses :
« Il faut se souvenir qu’à partir de Kant – dont Quijano ne dit rien –, va se développer tout un éventail de théories de la connaissance très diversifiées. Pour ne parler que de certains des philosophes qui ont contribué au débat, c’est des thèses kantiennes sur la manière dont se constitue la connaissance qu’est née dans un premier temps, chez Hegel, la vision la plus aboutie de l’idéalisme, avant que des auteurs comme Nietzsche, Heidegger ou Foucault n’en fassent la critique. En parallèle, à partir des néo-kantiens et de l’École de Vienne, seront posées les bases de ce qu’on appellera le positivisme, puis, dans les premières décennies du XXe siècle, le positivisme logique. De son côté, le marxisme se défera de ces échafaudages théoriques, en menant une critique vigoureuse de l’idéalisme hégélien, et en proposant une analyse historique des rapports sociaux, où les valeurs prédominantes à chaque moment particulier de l’histoire ont pour base matérielle les relations que nouent les êtres humains les uns avec les autres. Nous voyons ainsi que le panorama est très complexe, et ne peut en rien se réduire à une « épistémè moderne eurocentrique », tout simplement parce qu’il n’existe rien de tel. » (p. 213-214).

2. L’essentialisation des colonisés et des colonisateurs
Le biais culturaliste des penseurs décoloniaux est dénoncé par tous les auteurs de cet ouvrage. Dans l’avant-propos, Faujour émet l’hypothèse que ce biais est peut-être une réaction à l’économisme du marxisme orthodoxe. Mais les décoloniaux ont alors, selon lui,
« abusivement tordu le bâton dans l’autre sens, en attribuant aux discours, aux imaginaires, aux représentations, aux « épistémés », le rôle de forces motrices de l’histoire. L’attention qu’ils portent aux identités, aux spécificités cultuelles et aux « cosmovisions » les conduit à essentialiser et à idéaliser les cultures indigènes et les peuples « non blancs », dans ce qui revient à ressembler à une simple inversion de l’ethnocentrisme d’origine européenne. Cette perspective est d’autant plus problématique qu’elle s’accompagne d’une focalisation sur la « race » – catégorie éminemment ambiguë, même quand elle est manipulée par des universitaires récitant le fameux mantra « la-race-n’est-pas-une-réalité-biologique-mais-une-construction-sociale ». » (p. 14).

Dans le chapitre intitulé « Peau blanche et masques noirs » (qui inverse le titre du livre de Frantz Fanon Peau noire et masques blancs, Paris, Seuil, 1952), le sociologue Pierre Gaussens [8] et l’anthropologue Gaya Makaran entendent se livrer à une « autopsie d’une imposture intellectuelle » (p. 16). En se réclamant de Frantz Fanon, les théoriciens décoloniaux ont commis une « déformation de son legs » (p. 17). Selon Gaussens et Makaran,
« Fanon établit le diagnostic suivant : les efforts du colonisé pour « récupérer » sa propre histoire, sa propre culture, sa spécificité, son langage, etc., sont une étape nécessaire dans sa lutte personnelle et collective pour la dignité et contre l’infériorisation qui lui ont été imposées par le colonisateur. Mais cette étape est insuffisante, et peut même devenir dangereuse si elle n’est pas suivie d’un dépassement de l’essentialisation ainsi que du sentiment de revanche et de supériorité ancrés dans la particularité raciale/ethnique. » (p. 19-20).

On est ici en présence de la critique majeure faite à la pensée décoloniale : l’essentialisation débouche immanquablement vers la prééminence de l’identité culturelle.
« Voilà pourquoi le parti culturaliste d’une « renaissance » est condamné à l’échec tant que la question sociale ne sera pas résolue pour le colonisé. […] Fanon nous avertit que le problème du « Noir » n’est pas le « Blanc », mais « une société capitaliste, colonialiste, accidentellement blanche », qui l’exploite, le racialise pour légitimer sa domination. » (p. 21-22).

Selon les deux auteurs, l’Europe est vue par les décoloniaux également à travers le prisme de l’essentialisation qui « repose toujours sur la transformation d’une partie de l’Europe en son tout » (p. 33), alors que « l’histoire des peuples européens a été marquée et continue d’être marquée par le colonialisme interne » (p. 34). Gaussens et Makaran pointent le fait que, au nom d’une critique du marxisme, par exemple chez Anibal Quijano,
« les études décoloniales remplacent le capitalisme par la modernité, l’accumulation par le développement, la plus-value par le classisme, la classe par la race, le capital par l’Europe, la bourgeoisie par l’Occident, la subalternité par l’altérité, la conscience par l’identité, l’impérialisme par l’eurocentrisme et l’internationalisme par l’interculturalité. […] Les théories décoloniales cèdent ainsi à nouveau à une inversion stérile, sorte de « post-modernisme anti-postmoderne » qui ne fait que révéler les positions sociales dominantes à partir desquelles elles sont énoncées. » (p. 39-41).

L’un des concepts qui fait débat aujourd’hui dans l’anthropologie est celui de « nature » parce qu’il est au cœur de la question écologique. Par exemple, pour l’anthropologue Philippe Descola, « la nature n’existe pas » [9], sauf dans la culture occidentale. Et Avendano note que, pour Grosfoguel, « la notion de nature est en soi eurocentrique, occidentalocentrique, anthropocentrique. » (p. 128). Aussi, il lui rétorque :
« Mais alors (question à laquelle ne répond pas l’auteur), si le mot « nature » n’existe pas dans d’autres cosmogonies, comment les subjectivités sont-elles définies dans ces « autres cultures » ? Si le cœur du problème tient au fait que l’anthropocentrisme a créé un sujet qui s’oppose à la nature pour faire de celle-ci un moyen conforme à certaines fins, cela n’implique pas pour autant que toutes les subjectivités occidentales aient une forme identique. Cela n’implique pas non plus que l’absence du mot « nature » dans ces autres cosmogonies (il faudrait savoir lesquelles) y soit synonyme d’une absence de différenciation entre les humains et la nature. […] Si l’on tient pour vrai qu’il n’y a pas de sujet et que tout est nature, alors nous faisons face à une contradiction niant la condition humaine en tant que telle. » (p. 128-129) [10].

À l’encontre des thèses sur la colonialité, les auteurs de cet ouvrage critique préfèrent une modernité qui serait fondée sur une fécondation des cultures entre elles, ce qui changerait le regard des unes sur les autres. À cet égard, Cortès prend l’exemple de l’anthropophagie :
« L’anthropophagie, c’est-à-dire l’absorption de l’ennemi, était ainsi érigée par Oswald de Andreade [11]en manière de penser la culture latino-américaine. Cet acte de dévoration était cependant très différent du mépris : dans l’anthropophagie, n’est absorbé de l’ennemi que ce qui est utile, le reste est éliminé »(p. 163).

Et il cite ce poète brésilien :
« Nous voulons la Révolution caraïbe. Plus grande que la Révolution française. L’unification de toutes les révoltes efficaces dans le sens de l’homme. Sans nous, l’Europe n’aurait même pas sa propre Déclaration des droits de l’homme. » (p. 163).

3. La méconnaissance de la logique du capital
Dès le début de ce livre critique, Mikaël Faujour donne le ton en citant le propos en 1978 du théoricien révolutionnaire franco-nicaraguayen Raphaël Pallais, proche des idées situationnistes :
« De tous les pouvoirs coloniaux qui ont existé dans l’histoire, le plus grand de tous est le capital. Aucune conquête romaine, aucun empire inca, rien dans le passé de l’humanité ne peut se comparer favorablement avec sa conquête impérialiste de la totalité de la planète ni avec cette insatiable passion de pénétration qui le pousse, au-delà de la Terre même, vers les espaces de la stratosphère et les planètes inconnues. » (p. 15) [12].

On l’a déjà dit, l’une des pierres d’achoppement entre les décoloniaux et leurs critiques porte sur la naissance du capitalisme qui serait intrinsèquement corrélée avec le colonialisme et le racisme. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage collectif, Andrea Barriga raconte que, d’abord séduite par le courant de pensée décolonial, elle en fut ensuite complètement désenchantée dès qu’elle creusa le concept de colonialité forgé par Quijano.
« La nouveauté semblait résider dans le fait de prendre en compte la classification raciale dans le cadre de la formation des rapports de pouvoir dans les sociétés actuelles, ainsi que le fait que la discrimination raciale ne s’était pas achevée avec la fin du colonialisme économique et politique, mais qu’elle perdurait sous la forme d’un colonialisme épistémique »(p. 186).

Barriga ne conteste pas le fait de la perpétuation du colonialisme mais elle dénonce « la critique de l’ethnocentrisme européen [qui] finit par friser l’ethnocentrisme latino-américain, qu’on pourrait aussi bien appeler américanocentrisme » puisque « tout est né avec l’Amérique » (p. 188). Elle soutient que les idées et les institutions que les Européens ont introduites en Amérique étaient déjà enracinées en Europe. Et elle reproche à Quijano de mettre dans une balance les souffrances des uns et des autres et « à déterminer quels sont les peuples colonisés qui ont été le plus dépossédés, lorsque la dépossession fait référence à la part immatérielle de la culture. […] Or le domaine des valeurs et celui des sciences doivent être séparés. » (p. 189-190).

Dès lors, Barriga conteste l’idée que 1492 serait la date de naissance du concept de race alors qu’il n’a vu le jour qu’au siècle des Lumières.
« Le terme « Indiens » n’est pas une « invention raciale » ; confrontés à des populations qu’ils ne connaissaient pas, les Européens les ont nommées ainsi en raison de leur situation géographique, puisque les explorateurs croyaient être arrivés en Inde. » (p. 193).

Rappelons aussi que Montesquieu, dans L’Esprit des lois (XV, 5), déconsidère par l’ironie la justification de l’esclavage des « nègres », omniprésente encore au XVIIIe siècle et il fait de même pour l’intolérance religieuse.

Barriga prend soin de préciser qu’elle « ne nie en aucun cas que les Européens arrivés en Amérique aient commis des méfaits en arguant de leur prétendue « supériorité » » (p. 195), mais
« s’il est indéniable que l’arrivée des Européens sur le continent, et tout ce qui est advenu par la suite, est un processus qui a changé le monde de bien des manières, on doit garder à l’esprit qu’aucune institution, qu’aucun rapport social n’a été « inventé » à cette occasion » (p. 198).

Il s’ensuit pour l’auteure que, d’un côté « on [le décolonialisme] idéalise le passé américain en imaginant des sociétés sans conflit » (p. 201), de l’autre on sous-estime la supériorité technologique des Européens pour surévaluer « leur croyance en leur supériorité » (p. 201).

Ainsi, il y a une certaine cohérence dans la pensée décoloniale entre l’essentialisation des humains au-delà donc de leurs conditions de vie, une modernité excluant par définition les connaissances construites au dehors d’elle-même, une domination sur les colonisés qui relèverait d’un ordre culturel mis à distance, sinon détaché, de l’impératif capitaliste d’exploitation. Ce dernier point est crucial : si l’on peut facilement contester le fait que le capitalisme ait inventé l’esclavage parce celui-ci a existé bien avant lui, la discussion naît pour déterminer l’importance du rôle qu’il a joué dans l’explosion du développement capitaliste européen puis états-unien. Par exemple, Alain Bihr [13] a soutenu la thèse selon laquelle c’est par le biais de l’expansion commerciale et coloniale européenne, conduite par des marchands soutenus par les États, qu’a pu s’opérer, en Europe, la transition entre le féodalisme et le capitalisme. Et il confirme que les plantations de canne à sucre, surtout dans les Antilles, puis celles de coton, pratiquant l’esclavage à grande échelle ont eu une grande importance sur l’évolution de la colonisation : l’agriculture latifundiaire fondée sur l’exploitation d’un travail servile valorise le capital agraire et marchand favorisé par l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe. Ainsi, la colonisation est reliée à l’accumulation primitive accomplie dans la violence, théorisée par Marx.

Au terme de cet ouvrage sans concessions sur la pensée décoloniale, on peut retenir que les thèmes soulevés portent sur la colonialité comme envers de la modernité en tant que processus culturel et politique de domination promouvant un développement des sociétés linéaire et univoque. Par rapport aux études postcoloniales, les auteurs décoloniaux privilégient la critique de la domination épistémique plutôt que celle d’ordre économique. Ils érigent la race comme critère principal de classification et tiennent celui-ci comme l’élément fondateur du capitalisme. Aussi les discussions soulevées mettent en avant les risques d’essentialisation des catégories de « Noirs » et de « Blancs », euphémisation des « gentils » et des « méchants ». Elles font état aussi des entorses faites par les décoloniaux à l’origine et à l’histoire du capitalisme ainsi qu’à sa logique d’accumulation. Elles s’écartent donc des conceptions antérieures d’anticolonialisme et même de postcolonialisme, pour lesquelles il était précieux de conserver le concept d’humanisme à vocation universelle mais dans un monde pluriel [14].

Si la plupart des critiques à l’endroit des études décoloniales nous paraissent justifiées, il n’en reste pas moins que ces études arrivent à un moment où la crise globale d’un système social à l’échelle mondiale bouscule, sinon fait voler en éclats, les catégories intellectuelles traditionnelles. Décolonialisme, gender studies, subaltern studies, déconstruction, intersectionnalité des rapports de domination… sont des catégories souvent présentées de façon caricaturale dans le débat public, mais elles doivent être prises au sérieux pour pouvoir en dépasser les apories [15]. Sur le plan politique et stratégique, les processus d’émancipation de tous les peuples sont à ce prix. Sur le plan théorique, la ligne de crête à parcourir entre une vision économiciste traditionnelle et une vision culturaliste et identitaire constitue un véritable enjeu pour situer le rapport de classes au sein d’un capitalisme global en crise.

Jean-Marie Harribey
https://blogs.mediapart.fr/jmharribey/blog/281224/sur-la-critique-de-la-pensee-decoloniale

[1] Pour une présentation des thèses décoloniales : Claude Bourguignon-Rougier, Philippe Colin et Ramon Grosfoguel (dir.), Penser l’envers obscur de la modernité, Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, PUL, 2014 ; Philippe Colin et Lissel Quiroz, Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Paris, Zones/La Découverte, 2023 ; Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, 62, 2009, p. 129-140, https://doi.org/10.4000/cal.1620.
[2] L’auteur phare du tiers-mondisme annonçant la critique du postcolonialisme dans les années 1960 est Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, F. Maspero, 1961. Le livre d’Edward Saïd en 1978 L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980, est considéré comme fondateur des études postcoloniales.
[3] Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019 ; S’aimer la Terre, Défaire l’habiter colonial, Paris, Seuil, 2024.
[4] Socialter, « La crise écologique, un héritage colonial ? », n° 66, octobre-novembre 2024.
[5] Jean-Loup Amselle, « La pensée décoloniale en question », Esprit, décembre 2024
https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/jean-loup-amselle/la-pensee-decoloniale-en-question-45647.
[6] Les chapitres de se livre se présentent dans l’ordre suivant :
– Mikaël Faujour : « Avant-propos » ;
– Pierre Gaussens et Gaya Makaran : « Peau blanche et masques noirs, Autopsie d’une imposture intellectuelle » ;
– Daniel Inclan : « L’histoire d’un débat, Le problème de l’intelligibilité du passé » ;
– Ricardo Castro Orellana : « Le côté obscur de la décolonialité, anatomie d’une inflation théorique »
– Bryan Jacob Bonilla Avendano : « Critique de la colonialoté, L’eurocentrisme et l’épistémologie de Ramon Grosfoguel » ;
– Martin Cortés : « Contre l’ontologie de l’origine et de la pureté, Sur Marx, les marxismes et la critique décoloniale » ;
– Andrea Barriga : « Anibal Quijano et la colonialité du pouvoir, Quand tout ce qui était solide s’en va en fumée ».
[7] Orellana précise que ces critiques avaient été formulées par l’historien Ricardo Salvatore.
[8] On peut lire aussi de P. Gaussens, « Les études décoloniales réduisent l’Occident à un ectoplasme destructeur », Entretien avec Youness Bousenna, Le Monde, 26 novembre 2024.
[9] Philippe Descola, « La nature, ça n’existe pas », Reporterre, Propos recueillis par Hervé Kempf, 1er février 2020
https://reporterre.net/Philippe-Descola-La-nature-ca-n-existe-pas
voir aussi du même auteur Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[10] Pour des compléments sur le rapport société/nature, voir Jean-Marie Harribey, En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Paris, Dunod, 2021, chapitre 4 ; et « Pourquoi le concept de capitalocène est-il l’objet de controverses théoriques et épistémologiques ? », Journées d’études d’Espaces Marx Aquitaine Bordeaux Gironde, 3 au 7 décembre 2024.
[11] Oswald de Andreade était un poète et dramaturge brésilien (1890-1954), auteur du Manifeste anthropophage (1928).
[12] Rafaël Pallais, Incitation à la réfutation du Tiers Monde, Paris, Champ libre, p. 18-19. Cité par Faujour, p. 15.
[13] Alain Bihr, Le premier âge du capitalisme (1415-1763), L’expansion européenne, Paris, Pages 2, Syllepse, 2018. Recension dans Jean-Marie Harribey, « À la naissance du capitalisme, il y eut l’expansion commerciale et coloniale », Les Possibles, n° 19, Hiver 2019,
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-19-hiver-2019/debats/article/a
–la-naissance-du-capitalisme-il-y-eut-l-expansion-commerciale-et-coloniale.
[14] Voir notamment Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éd. Amsterdam, 2009.
[15] Voir le dossier « Vers la fin de la séparation société/nature ? », Les Possibles, n° 26, Hiver 2020-2021, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-26-hiver-2020-2021; ainsi que le dossier « Au croissement des différents rapports d’exploitation et de domination », Les Possibles, n° 32, Été 2022,
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-32-ete-2022 ; Catherine Bloch-London, Christiane Marty, Christine Mead, Josette Trat, Marielle Topelet, « Pour un féminisme intersectionnel et universaliste », 25 septembre 2021
https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/250921/pour-un-feminisme-intersectionnel-et-universaliste ; Catherine Bloch-London, Christiane Marty, Josette Trat, « Dépasser le clivage entre féminisme intersectionnel et féminisme universaliste », Les Possibles, n° 32, Été 2022, file:///Users/admin%201/Desktop/lespossibles_3246_8328.pdf ; Jean-Marie Harribey, « L’invisibiliation des classes populaires », Les Possibles, n° 38, Hiver 2024, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/travail/invisibilisation-classes-populaires.pdf ; « Du travail et de l’exploitation, À propos du livre d’Emmanuel Renault », Les  Possibles, n° 39, Printemps 2024, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/travail-exploitation.pdf ; « Pourquoi le concept de capitalocène est-il l’objet de controverses théoriques et épistémologiques », Journées d’études d’Espaces Marx Aquitaine Bordeaux Gironde, 3 au 7 décembre 2024, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/controverses-capitalocene.pdf.

Dejar una respuesta