Que veut Poutine ?
Par Rostislav Ischenko – Le 11 février 2015 – Source thesaker.is
Il est gratifiant que les «patriotes» n’aient pas instantanément accusé Poutine pour l’échec de la mise en déroute à grande échelle des troupes ukrainiennes au Donbass en janvier et février, ni pour les consultations de Minsk avec Merkel et Hollande.
Néanmoins ils attendent impatiemment une victoire. Les plus radicaux sont convaincus que Poutine finira par «rendre la Novorussie», alors que les modérés craignent que, dès la signature de la prochaine trêve (si cela se réalise), un regroupement et un grossissement des rangs de l’armée novorusse aient lieu (ce qui aurait pu être fait sans désengagement des opérations militaires), et qu’il faille se réadapter à de nouvelles circonstances sur le plan international, se préparer à de nouvelles batailles diplomatiques.
En fait, malgré toute l’attention que portent les dilettantes politiques et/ou militaires (les Talleyrands et Bonapartes d’Internet) sur la situation dans le Donbass et plus généralement en Ukraine, il ne s’agit là que d’un seul point sur le front mondial: le résultat de la guerre ne se déterminera pas sur l’aéroport de Donetsk, ni sur les collines des abords de Debaltsevo, mais dans des bureaux de la place Staraya [1], de la place Smolenskaya [2], de Paris, de Bruxelles et de Berlin. L’action militaire n’est qu’un des nombreux éléments qui composent la querelle politique.
C’est aussi bien l’ultime élément, le plus terrible, il comporte de grands risques, mais l’affaire ne commence pas et ne se termine pas avec la guerre. C’est seulement une étape intermédiaire qui marque l’impossibilité du compromis. Sa conséquence est de créer de nouvelles conditions, rendant un compromis possible ou alors montrant que celui-ci n’est plus nécessaire, du fait de la disparition d’une des parties au conflit. Quand vient le moment du compromis – quand les combats cessent, les troupes sont de retour à leurs casernes et les généraux commencent à écrire leurs mémoires et à préparer la prochaine guerre – c’est alors, à la table des négociations que les politiciens et les diplomates déterminent le résultat réel de la confrontation.
Souvent les décisions politiques ne sont comprises ni par la population, ni par les militaires. Par exemple, pendant la guerre austro-prussienne de 1866, le chancelier prussien Otto Von Bismarck (plus tard chancelier de l’Empire allemand) avait ignoré les demandes répétées du roi Guillaume Ier (le futur empereur allemand), ainsi que les exigences des généraux prussiens de prendre Vienne, et il avait eu tout à fait raison. De cette façon, il avait accéléré la paix à partir des exigences prussiennes et s’était également assuré que l’Autriche-Hongrie reste dès lors – jusqu’à son démembrement en 1918 – un partenaire mineur de la Prusse et plus tard de l’Empire allemand.
Pour comprendre comment, quand et dans quelles conditions l’activité militaire peut se terminer, il est nécessaire de savoir ce que les politiciens veulent et comment ils envisagent les conditions d’un compromis d’après-guerre. Alors la raison pour laquelle l’action militaire s’est transformée en guerre civile de faible intensité avec des trêves occasionnelles, non seulement en Ukraine, mais aussi en Syrie, deviendrait claire.
De toute évidence, les points de vue des politiciens de Kiev ne nous intéressent pas, parce qu’ils ne décident de rien. Le fait que les étrangers gouvernent l’Ukraine n’est plus occulté. Que les ministres soient des Estoniens ou des Géorgiens n’a pas d’importance; ils sont tout d’abord des Étasuniens. Ce serait également une grosse erreur de s’intéresser à la façon dont les dirigeants de la République populaire de Donetsk (RPD) et de la République populaire de Lougansk (RPL) voient l’avenir. Les républiques existent seulement grâce au soutien russe. Aussi longtemps que la Russie les soutiendra, ils devront protéger les intérêts de la Russie, même dans leurs décisions et initiatives indépendantes. Les enjeux sont trop importants pour permettre à [Alexandre] Zakharchenko ou [Igor] Plotnitzky, ou n’importe qui d’autre d’ailleurs, de prendre des décisions indépendantes.
Nous ne sommes pas non plus intéressés par la position de l’Union européenne. Beaucoup dépendait de l’UE jusqu’en été dernier. Alors la guerre aurait pu être évitée ou arrêtée dès le départ. Une position ferme de principe de la part de l’UE contre la guerre aurait été nécessaire. Elle aurait pu bloquer les initiatives des États-Unis pour la commencer et aurait fait de l’UE un acteur géopolitique indépendant significatif. L’UE a raté cette occasion et s’est comportée en fidèle vassal des États-Unis.
En conséquence, l’Europe est au bord d’un bouleversement interne effrayant. Dans les années à venir, elle a toutes les chances de subir le même sort que l’Ukraine, mais dans un grand vacarme, une grande effusion de sang et avec moins de chances que les choses ne se tassent en peu de temps – en d’autres termes, que quelqu’un se présente pour mettre de l’ordre.
En fait, aujourd’hui l’UE peut faire le choix de rester l’outil des États-Unis ou de se rapprocher de la Russie. Selon son choix, l’Europe pourra s’en tirer avec une légère frayeur, comme la rupture de certaines parties de sa périphérie et la possible fragmentation de certains pays, ou elle pourra s’effondrer complètement. À en juger par la réticence des élites européennes à rompre ouvertement avec les États-Unis, l’effondrement est presque inévitable.
Ce qui devrait nous intéresser, ce sont les avis des deux principaux acteurs qui déterminent la configuration du front géopolitique et, en fait, se battent pour la victoire dans une nouvelle génération de guerre globale en réseau, la Troisième Guerre mondiale. Ces joueurs sont les États-Unis et la Russie.
La position étasunienne est claire et transparente. Dans la seconde moitié des années 1990, Washington a raté l’opportunité de réformer son économie de guerre froide sans obstacle et d’éviter ainsi la crise imminente de son système, dont le développement est limité par les ressources de la planète Terre, y compris humaines, limites qui sont antagoniques avec l’incessant besoin d’imprimer des dollars.
Après cela, les États-Unis ne pouvaient que prolonger l’agonie du système en pillant le reste du monde. Dans un premier temps, ils s’en sont pris aux pays du Tiers-Monde; puis aux concurrents potentiels; puis à leurs alliés et même à leurs proches amis. Ce pillage aurait pu persister aussi longtemps que les États-Unis seraient restés les maîtres incontesté du monde.
Ainsi, lorsque la Russie a affirmé son droit de prendre des décisions politiques indépendantes – des décisions d’importance régionale et non mondiale – un affrontement avec les États-Unis était devenu inévitable. Ce choc ne pourra pas finir en compromis de paix.
Pour les États-Unis, un compromis avec la Russie signifierait une renonciation volontaire à son hégémonie, ce qui conduirait à une rapide catastrophe systémique – pas seulement une crise politique et économique, mais aussi une paralysie des institutions de l’État et l’incapacité du gouvernement de fonctionner. En d’autres termes, son inévitable désintégration.
Mais si les États-Unis gagnent, ce serait la Russie qui subirait une catastrophe systémique. Après une certaine forme de rébellion, les classes dirigeantes de la Russie seraient punies par la liquidation et la confiscation de leurs actifs ainsi que par l’emprisonnement. L’État serait fragmenté, des territoires importants annexés, et la puissance militaire du pays détruite.
Par conséquent la guerre durera jusqu’à ce qu’un côté ou l’autre gagne. Tout accord intérimaire ne devrait être considéré que comme une trêve – un répit nécessaire pour regrouper, pour mobiliser de nouvelles ressources et trouver (c’est à dire, braconner) des alliés supplémentaires.
Pour compléter le tableau, nous n’avons besoin que de la position de la Russie. Il est essentiel de comprendre les objectifs des dirigeants russes, en particulier ceux du président, Vladimir Poutine. Nous parlons du rôle clé que joue Poutine dans l’organisation de la structure du pouvoir russe. Ce système n’est pas, comme beaucoup l’affirment, autoritaire, mais fait plutôt autorité – ce qui signifie qu’il n’est pas fondé sur la consolidation législative de l’autocratie, mais sur l’autorité de la personne qui l’a créé et qui étant à sa tête, le fait fonctionner efficacement.
Au cours des quinze années de pouvoir exercé par Poutine, et en dépit des situations internes et externes difficiles, il a essayé de maximiser le rôle du gouvernement, de l’Assemblée législative, et même des autorités locales. Ce sont des mesures tout à fait logiques qui auraient dû assurer au système intégrité, stabilité et continuité. Parce qu’aucun politicien ne peut garder le pouvoir éternellement, la continuité politique, indépendamment de qui vient au pouvoir, est la clé de la stabilité du système.
Malheureusement, le contrôle entièrement autonome, à savoir la capacité de fonctionner sans la supervision du président, n’a pas été atteinte. Poutine reste l’élément clé du système parce que les gens mettent leur confiance en lui personnellement. Ils ont beaucoup moins confiance dans le système tel qu’il est représenté par les pouvoirs publics et des organismes individuels.
Ainsi, les opinions et les plans politiques de Poutine deviennent le facteur décisif dans des domaines tels que la politique étrangère. Si l’expression «sans Poutine, il n’y a pas de Russie» est une exagération, alors la phrase «ce que Poutine veut, la Russie le veut aussi» reflète à mon avis assez précisément la situation .
Tout d’abord, notons que l’homme qui pendant quinze ans avait attentivement guidé la Russie vers sa renaissance l’a fait dans des conditions où les États-Unis avaient l’hégémonie en politique mondiale, ainsi que des possibilités importantes d’influer sur la politique intérieure de la Russie. Il a dû comprendre la nature de la lutte et son adversaire. Autrement, il n’aurait pas duré si longtemps.
Le niveau de confrontation que la Russie s’est autorisé face aux États-Unis a progressé très lentement et jusqu’à un certain point est passé inaperçu. Par exemple, la Russie n’a pas réagi du tout à la première tentative de révolution de couleur en Ukraine en 2000-2002 (l’affaire Gongadze [3], le Scandale des cassettes [4] et la protestation d’Ukraine sans Koutchma [5]).
La Russie a pris une position d’opposition, mais n’est pas intervenue activement dans les coups qui ont eu lieu à partir de novembre 2003 jusqu’en janvier 2004 en Géorgie et de novembre 2004 à janvier 2005 en Ukraine. Mais en 2008, en Ossétie et en Abkhazie, la Russie a utilisé ses troupes contre la Géorgie, un allié des États-Unis. En 2012, en Syrie, la flotte russe a démontré sa volonté d’affronter les États-Unis et ses alliés de l’Otan.
En 2013, la Russie a commencé à prendre des mesures économiques contre le régime de [Victor] Ianoukovitch, qui avait contribué à la réalisation et à la signature de l’accord nocif d’association [avec l’UE].
Moscou n’a pas pu sauver l’Ukraine du coup d’État en raison de la bassesse, de la lâcheté et de la stupidité de ses dirigeants – non seulement Ianoukovitch, mais tous sans exception. Après le coup d’État armé à Kiev en février 2014, la Russie est entrée en confrontation ouverte avec Washington. Avant cela, les conflits étaient entrecoupés d’améliorations dans les relations; mais au début de 2014 les relations entre la Russie et les États-Unis se sont rapidement détériorées et ont presque immédiatement atteint le point où en une ère pré-nucléaire la guerre aurait été déclarée automatiquement.
Ainsi, aux moments appropriés, Poutine a su engager précisément le niveau de confrontation avec les États-Unis que la Russie pouvait gérer. Si la Russie maintenant ne limite pas le niveau de ses confrontations, cela signifie que Poutine estime que, dans la guerre des sanctions, la guerre des nerfs, la guerre de l’information, la guerre civile en Ukraine, et la guerre économique, la Russie peut gagner.
C’est la première conclusion importante à propos de ce que Poutine veut et sur ce qu’il anticipe. Il anticipe la victoire. Et considérant qu’il adopte une approche méticuleuse et qu’il s’efforce d’anticiper les surprises, vous pouvez être sûrs que lorsque la décision a été prise de ne pas reculer sous la pression des États-Unis, mais de lui répondre, les dirigeants russes avaient une double, sinon une triple, garantie de victoire.
Je voudrais souligner que la décision d’entrer en conflit avec Washington n’a pas été prise en 2014, pas plus qu’en 2013. La guerre du 8 août 2008 était un défi que les États-Unis ne pouvaient laisser sans réponse. Après cela, chaque nouvelle étape de confrontation s’accompagnait d’une montée des enchères. De 2008 à 2010, la capacité des États-Unis – non seulement militaire ou économique, mais leur capacité globale – a décliné, alors que celle de la Russie s’est sensiblement améliorée. Donc l’objectif principal était de faire monter les enchères de manière lente plutôt qu’explosive. En d’autres termes, devant une confrontation où les simulacres sont écartés, tout le monde comprend la situation et la nécessité de retarder une guerre ouverte aussi longtemps que possible ou mieux encore l’éviter complètement.
Chaque année qui passait voyait les États-Unis s’affaiblir alors que la Russie se renforçait. Ce processus est naturel et impossible à arrêter. Nous pouvons prévoir avec un degré élevé de certitude que d’ici 2020-2025, en l’absence de confrontations, la période hégémonique des États-Unis viendra à sa fin, et qu’ils seraient alors mieux inspirés de ne plus penser comment gouverner le monde, mais comment conjurer la précipitation de leur propre déclin interne.
Ainsi le second désir de Poutine devient clair: maintenir la paix ou son apparence aussi longtemps que possible. La paix est avantageuse pour la Russie parce que dans des conditions de paix, sans énormes dépenses, elle obtiendrait les mêmes résultats politiques, mais dans une bien meilleure situation géopolitique. C’est pourquoi la Russie avance continuellement avec la branche d’olivier. Pareillement la junte de Kiev, dans des conditions de paix au Donbass, s’effondrerait. Dans les mêmes conditions dans le monde, le complexe militaro-industriel et le système financier mondial créés par les États-Unis seraient voués à l’autodestruction. De cette façon, les actions de la Russie reflètent justement la maxime de Sun Tzu : «La plus grande victoire est celle qui ne nécessite pas de bataille.»
Il est clair que Washington n’est pas gouverné par des idiots, peu importe ce qui se dit dans les talk-shows russes ou s’écrit sur les blogs d’internet. Les États-Unis comprennent précisément la situation où ils se trouvent. En outre, ils comprennent également que la Russie n’a pas l’intention de les détruire et qu’elle est vraiment prête à coopérer d’égal à égal. Même si, en raison de la situation politique et socio-économique aux États-Unis, cette coopération ne leur est pas acceptable. Un effondrement de leur économie et une explosion sociale seraient susceptibles de se produire (même avec le soutien de Moscou et de Pékin) avant qu’ils aient le temps d’introduire les réformes nécessaires, et en particulier si l’on considère que l’UE sera dans la même situation et qu’elle aura aussi à faire des réformes. En outre, les membres de l’élite politique qui a émergé aux États-Unis les 25 dernières années sont habitués à leur statut de propriétaires du monde. En toute sincérité, ils ne comprennent pas que l’on puisse le leur contester.
Pour l’élite dirigeante des États-Unis (pas tant la classe affaires, mais la bureaucratie gouvernementale), passer d’un pays qui décide du sort des peuples inférieurs à celui qui négocie avec eux sur un pied d’égalité serait intolérable. Cela équivaudrait probablement à offrir à Gladstone ou à Disraeli le poste de Premier ministre du royaume zoulou sous Cetshwayo kaMpande. Et ainsi contrairement à la Russie, qui a besoin de paix pour se développer, les États-Unis considèrent la guerre comme vitale.
En principe, toute guerre est une lutte pour des ressources. Typiquement, le gagnant est celui qui a plus de ressources et qui peut finalement mobiliser davantage de troupes et construire plus de chars, de navires et d’avions. Même si, parfois, ceux qui sont défavorisés stratégiquement peuvent renverser la situation avec une victoire tactique sur le champ de bataille. Les exemples incluent les guerres d’Alexandre le Grand et de Frédéric le Grand, ainsi que la campagne d’Hitler en 1939-1940.
Les puissances nucléaires ne peuvent pas se confronter directement l’une à l’autre. Par conséquent, leur base de ressources est d’une importance primordiale. C’est précisément la raison pour laquelle au cours de cette année la Russie et les États-Unis se sont engagés dans une course désespérée pour trouver des alliés. La Russie a remporté cette course. Les États-Unis ne peuvent compter comme alliés – et pas toujours de manière inconditionnelle – que sur l’UE, le Canada, l’Australie et le Japon; mais la Russie a réussi à mobiliser le soutien des BRICS, à prendre solidement pied en Amérique latine, et à commencer à remplacer les États-Unis en Asie et en Afrique du Nord.
Bien entendu, ce n’est manifestement pas évident, mais si l’on considère les résultats des votes à l’ONU, en assumant que le défaut de soutien officiel pour les États-Unis signifie la dissidence et donc le soutien à la Russie, il s’avère que les pays alignés avec elle dans leur ensemble contrôlent environ 60% du PIB mondial, ont plus des deux-tiers de la population du globe et couvrent plus des trois-quarts de sa surface. Ainsi la Russie a été en mesure de mobiliser davantage de ressources.
À cet égard, les États-Unis avaient deux options tactiques. La première semblait avoir un important potentiel et ils l’ont employée dès les premiers jours de la crise ukrainienne.
Il s’agissait d’essayer de mettre la Russie en face du dilemme de l’obliger à choisir entre une mauvaise situation et une situation encore pire. La Russie aurait été contrainte d’accepter un État nazi à ses portes et donc de perdre de manière dramatique son autorité internationale, de pair avec la confiance et le soutien de ses alliés. Après un court laps de temps, elle serait devenue vulnérable aux forces pro-étasuniennes internes et externes, sans avoir de chance de survie. Elle aurait pu choisir d’envoyer son armée en Ukraine, balayer la junte avant qu’elle ne s’organise, et rétablir le gouvernement légitime de M. Ianoukovitch. Dans ce cas, toutefois, elle serait accusée d’agression contre un État indépendant et de répression de révolution populaire. Une telle situation aurait entraîné un degré élevé de désapprobation de la part des Ukrainiens et nécessité la dépense constante de ressources militaires significatives, politiques, économiques et diplomatiques, ainsi que le maintien d’un régime fantoche à Kiev, car aucun autre gouvernement n’aurait été possible dans de telles conditions.
La Russie a évité ce dilemme. Il n’y a pas eu d’invasion directe. C’est le Donbass qui se bat contre Kiev. Ce sont les Étasuniens qui sont obligés de consacrer des ressources rares au régime fantoche moribond de Kiev, alors que la Russie peut rester à l’écart en faisant des propositions de paix.
Ainsi, maintenant, les États-Unis emploient la deuxième option. Elle est vieille comme le monde. Ce qui ne peut être tenu, et qui sera pris par l’ennemi, doit être endommagé autant que possible afin que sa victoire devienne plus coûteuse que sa défaite, et que toutes ses ressources soient utilisées pour reconstruire le territoire détruit. Les États-Unis ont donc cessé d’aider l’Ukraine, sauf pour la rhétorique politique tout en encourageant Kiev à répandre la guerre civile à travers tout le pays.
La terre ukrainienne doit brûler, non seulement à Donetsk et Lougansk mais aussi à Kiev et Lvov. La tâche est simple: détruire autant que possible l’infrastructure sociale et laisser la population à la limite de la survie. Alors la population de l’Ukraine consistera en millions d’affamés, désespérés mais lourdement armés, qui s’entretueront pour de la nourriture. La seule façon d’arrêter ce bain de sang sera une intervention massive militaire internationale en Ukraine (la milice à elle seule ne suffirait pas) avec de très importantes injections de fonds pour nourrir la population et reconstruire l’économie jusqu’à ce que le l’Ukraine puisse recommencer à se nourrir.
Il est clair que tous ces coûts seraient à charge de la Russie. Poutine estime à juste titre que dans ce cas, non seulement le budget, mais aussi les ressources publiques en général, y compris militaires, seraient débordées et peut-être insuffisantes. Par conséquent, l’objectif consiste à ne pas permettre à l’Ukraine d’exploser avant que la milice puisse ramener la situation sous contrôle. Il est crucial de minimiser les pertes et la destruction et de sauver autant que possible l’économie et l’infrastructure des grandes villes afin que la population, en quelque sorte, survive. Alors les Ukrainiens eux-mêmes se chargeront des racailles nazies.
À ce stade, un allié pour Poutine apparaît sous la forme de l’UE. Parce que les États-Unis ont toujours essayé d’utiliser les ressources européennes dans leur lutte contre la Russie. L’UE, déjà affaiblie, a atteint le point d’épuisement et doit résoudre ses propres problèmes qui purulent depuis longtemps.
Si l’Europe avait à sa frontière orientale une Ukraine complètement détruite, d’où des millions de gens armés fuiraient non seulement vers la Russie mais aussi vers l’UE, amenant avec eux des passe-temps sympathiques tels que le trafic de drogue, le trafic d’armes et le terrorisme, l’UE ne survivrait pas. D’un autre côté les républiques populaires de Novorussie serviraient de tampon pour la Russie.
L’Europe ne peut pas affronter les États-Unis, mais elle est morte de peur à la perspective d’une Ukraine détruite. Par conséquent, pour la première fois dans le conflit, Hollande et Merkel ne se contentent pas d’atténuer les exigences étasuniennes (en imposant des sanctions, sans aller trop loin), mais entreprennent aussi une action indépendante limitée dans le but de parvenir en Ukraine à un compromis – peut-être pas à la paix, mais au moins à une trêve.
Si l’Ukraine prend feu, elle brûlera rapidement, et si l’UE est devenue un partenaire peu fiable, c’est-à-dire même si elle n’est pas prête à passer dans le camp de la Russie, mais décide juste d’adopter une position neutre, alors Washington, fidèle à sa stratégie, sera obligé de mettre le feu à l’Europe.
Il est clair qu’une série de guerres, civiles et entre pays, dans un continent empli de toutes sortes d’armes, et où vivent plus d’un demi-milliard de personnes, serait bien pire que la guerre civile ukrainienne. L’Atlantique sépare les États-Unis de l’Europe. Même la Grande-Bretagne pourra espérer rester à l’abri derrière la Manche. Mais la Russie et l’UE partagent une très longue frontière.
Il n’est pas du tout dans l’intérêt de la Russie d’avoir un incendie qui s’étend de l’Atlantique aux Carpates alors que dans les territoires entre les Carpates et le Dniepr couvent des cendres encore fumantes. Par conséquent, un autre objectif de Poutine serait, dans la mesure du possible, d’éviter les effets les plus négatifs d’une conflagration en Ukraine et d’une autre en Europe. Parce qu’il est impossible d’empêcher complètement une telle éventualité (si les États-Unis veulent mettre le feu, ils le mettront), il est nécessaire d’être en mesure de l’éteindre rapidement pour préserver ce qu’il y a de plus précieux.
Ainsi, pour protéger les intérêts légitimes de la Russie, Vladimir Poutine considère que la paix a une importance vitale, car c’est la paix qui permettra d’atteindre cet objectif avec un effet maximum et à un coût minimum. Mais comme la paix n’est plus possible, et que les trêves deviennent de plus en plus théoriques et fragiles, il a besoin aussi que la guerre finisse aussi rapidement que possible.
Mais je tiens à souligner que si un compromis aurait pu être atteint il y a un an dans des conditions favorables pour l’Occident (la Russie aurait quand-même atteint ses objectifs, mais plus tardivement – ce qui est une concession mineure), maintenant ce n’est plus possible, et la situation progressivement s’aggrave. En apparence elle reste la même; la paix à presque n’importe quelle condition est toujours bénéfique pour la Russie. Il n’y a qu’une seule chose qui ait changé, mais elle est de la plus haute importance: l’opinion publique. La société russe aspire à la victoire et au châtiment. Comme je l’ai souligné plus haut, la puissance russe fait autorité, plutôt que d’être autoritaire; par conséquent, l’opinion publique en Russie importe, contrairement aux démocraties traditionnelles.
Poutine peut maintenir son rôle de pivot du système aussi longtemps qu’il a le soutien de la majorité de la population. S’il perdait cet appui, du fait qu’aucune personnalité de sa stature n’a émergé de l’élite politique russe, le système perdrait sa stabilité. Mais le pouvoir ne peut maintenir son autorité que tant qu’il incarne avec succès les souhaits des masses. Ainsi la défaite du nazisme en Ukraine, même si elle n’est que diplomatique, doit être claire et incontestable – ce n’est que dans ces conditions qu’un compromis russe serait possible.
Ainsi, indépendamment de la volonté de Poutine et des intérêts de la Russie, compte tenu du rapport de forces global, ainsi que des priorités et des capacités des protagonistes, une guerre qui aurait dû se terminer l’an dernier à l’intérieur des frontières de l’Ukraine débordera presque certainement en Europe. On ne peut que deviner qui sera le plus efficace – les Étasuniens avec leur bidon d’essence ou les Russes avec leur extincteur? Mais une chose est absolument claire: les initiatives de paix des dirigeants russes seront limitées non pas par leurs désirs, mais par leurs capacités réelles. Il est vain de se battre contre les souhaits de la population ou contre le cours de l’histoire; mais quand les deux coïncident, la seule chose qu’un homme politique sage puisse faire est de comprendre les souhaits de la population et la direction du processus historique et d’essayer de le soutenir à tout prix.
Les circonstances décrites ci-dessus font qu’il est extrêmement improbable que les souhaits des partisans d’un État indépendant novorusse s’accomplissent. Étant donnée l’ampleur de la conflagration à venir, déterminer le sort de l’Ukraine dans son ensemble n’est pas excessivement compliqué, mais cela reviendra cher.
Ce ne serait que logique que le peuple russe demande: si les Russes, que nous avons sauvés des nazis, vivent en Novorussie, pourquoi doivent-ils vivre dans un État séparé? S’ils veulent vivre dans un État séparé, pourquoi la Russie reconstruirait-elle leurs villes et leurs usines? À ces questions il n’y a qu’une seule réponse raisonnable: la Novorussie devrait faire partie de la Russie (d’autant plus qu’elle dispose de suffisamment de combattants, bien que la classe dirigeante soit problématique). Eh bien, si une partie de l’Ukraine peut se joindre à la Russie, pourquoi pas l’Ukraine tout entière ? D’autant plus qu’en toute vraisemblance, quand cette question sera à l’ordre du jour, l’Union européenne ne sera plus [pour l’Ukraine] une alternative à l’Union eurasienne.
Par conséquent, la décision de rejoindre la Russie sera prise par une Ukraine unie fédérée et non par une entité sans statut clair. Je pense qu’il est prématuré de redessiner la carte politique. Très probablement, le conflit en Ukraine sera conclu d’ici la fin de l’année. Mais si les États-Unis parviennent à étendre le conflit à l’UE (et ils essaieront), la résolution finale des questions territoriales sera retardée d’au moins un ou deux ans et peut-être plus.
Dans n’importe quelle situation, la paix nous est bénéfique. Dans des conditions de paix, alors que les ressources de la Russie se développeront, de nouveaux alliés (anciens partenaires des États-Unis) viendront se mettre à ses côtés, et comme Washington sera progressivement marginalisée, la restructuration territoriale deviendra beaucoup plus simple et temporairement moins importante, en particulier pour ceux qui seront restructurés.
Notes:
1. Rue de Moscou où se trouve le siège de l’administration présidentielle de la Russie.
2. Place à Moscou où se situe le ministère russe des Affaires étrangères.
3. Géorgiy Gongadze était un journaliste et réalisateur ukrainien né en Géorgie, qui a été enlevé et assassiné en 2000.
4. Le Scandale des cassettes a éclaté en 2000 avec la fuite de cassettes audio où Leonid Koutchma aurait discuté de la nécessité de réduire au silence Gongadze pour avoir rapporté sur la corruption de haut niveau.
5. En conséquence du Scandale des cassettes, une manifestation massive anti-Koutchma avait eu lieu en Ukraine en 2000-2001.
Article original en russe.
Traduit du russe par Denis, Gideon, and Robin
Traduit de l’anglais par Alexandre Moumbaris, relu par Marie-José Moumbaris pour le Saker Francophone.