La Russie sous Poutine : « Il y a une guerre culturelle contre le peuple lui-même ».Aout 2024.

Comme ses camarades, Ilya Budraitskis a été persécuté par le régime de Poutine. Membre du Mouvement socialiste russe, il est un opposant à la guerre en Ukraine et à Vladimir Poutine. Dans une interview exclusive, il a évoqué avec « esquerda.net » la harcèlement politique et le modèle idéologique adopté par le gouvernement russe pour légitimer son impérialisme et l’invasion de l’Ukraine.

L’invasion de l’Ukraine a entraîné une guerre qui, deux ans plus tard, se poursuit sans que l’on puisse en voir la fin. Entre l’occupation des territoires de l’est de l’Ukraine et la persécution des mouvements politiques dans son propre pays, Poutine a fait la démonstration de son appétit impérialiste et de son autoritarisme. Le moteur de ces actions, explique Ilya Budraitskis, est l’idéologie que le régime autocratique russe a commencé à propager dans les écoles et les universités, qui justifie l’impérialisme russe par une différenciation culturelle et génétique entre les peuples.

Ilya Budraitskis est un militant socialiste, membre du Mouvement socialiste russe. Théoricien politique, historien et auteur de plusieurs ouvrages, Ilya a vécu de nombreuses années à Moscou, où il a mené une activité militante. Il fait partie du comité de rédaction du site web socialiste russe Posle.media. Il publie des articles dans New Left Review, Jacobin, Le Monde Diplomatique, Inprecor, Open Democracy et Slavic Review, entre autres.

Le Mouvement socialiste russe (MSR) a fait l’objet de poursuites de la part du régime de Poutine, qui a intensifié la persécution des groupes politiques d’opposition après l’invasion de l’Ukraine et l’a qualifié d’« agent étranger ». Aujourd’hui, de nombreux membres du MSR vivent hors de Russie, dissidents hors de leur pays, chassés par la répression d’un gouvernement autoritaire.

Poutine s’acharne sur le Mouvement socialiste russe

Daniel Moura Borges – Comment le Mouvement socialiste russe a-t-il fait face à son étiquetage comme « agent extérieur » et à la répression dont il a fait l’objet de la part du régime de Poutine ?

Ilya Budraitskis – La situation au sein de l’organisation était assez compliquée avant même qu’elle ne soit étiquetée comme « agent de l’étranger », car beaucoup de ses principaux militants avaient quitté le pays. Aujourd’hui, ces personnes se trouvent en Allemagne, en France et dans d’autres pays encore. Avec cette étiquette d’« agent étranger », il n’est pas possible de maintenir une quelconque communication politique. C’est pourquoi, après avoir été qualifiés ainsi, nous avons publié une déclaration disant que nous avions dissous l’organisation.

Vous avez déjà dit que vous considériez cette qualification d’« agent étranger » comme un médaille d’honneur. Que faut-il entendre par là ?

Lorsque cette loi a été adoptée il y a une dizaine d’années, le principal argument sous-jacent était le suivant : « Nous sommes contre l’ingérence étrangère dans la politique russe ». Toute personne ayant reçu une aide financière de l’étranger a été qualifiée d’« agent étranger ». Entre-temps, la loi a été prorogée. Aujourd’hui, lorsqu’ils donnent un motif pour cette qualification, c’est : « Ces personnes diffusent de fausses informations sur les actions de l’armée russe ». En effet, il ne s’agit pas d’une attitude patriotique. Ainsi, derrière cet étiquetage, on trouve la volonté [du régime de Poutine] de détruire notre groupe politique parce qu’il a un programme clairement anti-guerre. Alors oui, nous en sommes fiers.

C’est une pratique à laquelle les gouvernements d’extrême droite ont de plus en plus recours. Orbán a également commencé à harceler les médias qu’il qualifie d’« agents extérieurs ».

Oui, et la Russie montre très bien jusqu’où ce type de législation peut aller. Aujourd’hui, quelqu’un peut être qualifié d’« agent extérieur » même s’il ne bénéficie d’aucune aide financière. Ils peuvent dire que cette personne diffuse des idées d’origine étrangère qui s’éloignent d’une véritable ligne patriotique.

Si nous voulons comprendre l’extrême droite du XXIe siècle, nous devons regarder la Russie

Dans ce contexte de persécution, comment le mouvement anti-guerre s’organise-t-il en Russie ?

En Russie, il y a une censure très pesante et une pression policière très forte sur tout type de déclaration anti-guerre. Par conséquent, toute expression publique d’une position anti-guerre peut conduire à une arrestation immédiate. Il est impossible de distribuer des tracts ou d’organiser des piquets. Cela ne peut se faire qu’indirectement. Par exemple, l’année dernière, nous avons vu se développer le mouvement des parents de jeunes hommes qui ont été mobilisés dans l’armée. Ils ont été mobilisés à l’automne 2022 et ne sont toujours rentrés. Ils [les parents] exigent donc que les soldats reviennent à la maison. Donc, c’est comme ça que l’on peut trouver des moyens différents d’exprimer un sentiment anti-guerre.

Il s’agit d’une guerre culturelle contre la population elle-même, et nous savons que les guerres culturelles sont généralement un moyen de polariser le processus électoral.

Vous avez récemment écrit sur la façon dont la guerre a été un facteur de changement radical, à la fois dans le régime de Poutine et dans l’organisation des mouvements socialistes. Selon vous, quel est le bilan de la guerre pour le régime actuel ?

Lorsque le régime s’est trouvé dans la situation de gérer une guerre à long terme, après l’échec de la première tentative de changement de régime [en Ukraine] avec l’aide de l’armée russe, il a commencé à parler beaucoup d’idéologie.

Sur le fait que nous, en tant que société, devions avoir une idéologie, que nous devions inscrire l’idéologie dans la Constitution, qu’il nous fallait rééduquer la société pour qu’elle perçoive la Russie comme une civilisation à part entière. À partir de ce moment-là, ils ont élaboré un programme en ce sens. Aujourd’hui, ce programme est appliqué dans les écoles et il a également commencé à l’être dans les universités.

L’autre aspect de ce programme de rééducation de la société est la censure. Non seulement des opinions anti-guerre, mais aussi dans la religion avec la promotion d’une ligne cléricale réactionnaire pesante en faveur des valeurs familiales traditionnelles. Tout ce qui est LGBT ou féministe est éliminé. Il s’agit d’une guerre culturelle contre la population elle-même, et nous savons que les guerres culturelles fonctionnent généralement comme un moyen de polariser le processus électoral.

Quel est le lien entre ce processus de rééducation de la société et les théories politiques de Douguine sur l’idéologie ?

Douguine est devenu une figure de plus en plus influente au cours des deux dernières années. Mais je pense que son influence est encore quelque peu surestimée. Il ne fait aucun doute que certaines de ses idées ont influencé la ligne actuelle de l’État. Son idée principale, qui est aussi celle de l’idéologie d’État en Russie, est l’idée que chaque civilisation a des modes de pensée et des formes de comportement qui lui sont propres. Il y a une négation de toute universalité humaine. C’est extrêmement dangereux. C’est une idée qui a pris gagné en influence en Russie, mais qui s’est également répandue dans l’extrême droite européenne.

Comment cela se traduit-il dans la société russe ?

Dans les cours d’idéologie des universités, on trouve une définition très précise de l’ADN russe. Elle aurait un caractère organique et héréditaire. Le fait d’être russe serait lié au sang et au corps. Ils utilisent également cette notion d’ADN comme l’idée d’un code culturel. Il existerait ainsi des idées, des perceptions ou des visions du monde précises qui n’appartiendraient qu’aux détenteurs de cet ADN. C’est ce type de politique identitaire qui est devenu une ligne officielle de l’État.

De quelle manière pensez-vous que la ligne idéologique actuelle de l’État russe soit en rapport avec les relations que la Fédération de Russie entretient avec tous les autres États qui l’entourent ?

Le type de nationalisme que la Russie affiche aujourd’hui est un nationalisme impérial. C’est un nationalisme qui est toujours de nature contradictoire car il y a ces deux notions d’empire et de nation. Le concept de nationalisme impérial en Russie est hérité de la fin de l’Empire russe. Tous ces discours selon lesquels l’Ukraine n’existe pas en tant que nation parce qu’elle fait partie d’une nation russe plus vaste sont issus de ce nationalisme impérial du 19e siècle. L’idée est que cet empire doit être russe. Les Russes doivent dominer parce qu’ils apportent une sorte d’harmonie à cette famille de peuples différents.

Voyez-vous dans cette guerre un signe de l’intensification des contradictions d’un monde multipolaire, où plusieurs empires se disputent l’hégémonie internationale ?

Oui, bien sûr. L’un des principaux objectifs de Poutine avec l’invasion de l’Ukraine était de changer le système international. Mais je pense qu’il y avait aussi une sorte de programme idéologique derrière ce changement. Et ce programme idéologique est né de cette idée de pluralité des civilisations. Dans cette optique, l’ensemble de l’espace post-soviétique appartient naturellement à la sphère d’influence russe parce qu’il fait partie de cette grande civilisation. Et il n’y a pas de place dans cette vision du monde pour ces petites nations, car elles doivent toutes être divisées entre les grandes puissances impériales. C’est une sorte de vision du monde qui est impérialiste non seulement dans ses ambitions, mais aussi dans son idéologie.

Nous devons revoir tous les fondements sociaux et économiques du régime actuel, qui repose toujours sur les privatisations extrêmement injustes qui ont eu lieu dans les années 1990 et sur les politiques néolibérales mises en œuvre par Poutine.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle dans la guerre avec l’Ukraine, en particulier de la percée ukrainienne à Koursk ?

Je pense que c’était tactiquement très intelligent. Très risqué, mais très intelligent. Parce que cette opération met en cause le modèle selon lequel la Russie poursuit cette guerre. L’Ukraine a lancé cette opération pour provoquer Poutine, mais l’autre objectif était de provoquer une instabilité politique en Russie. Car pour la plupart des Russes, il existe une grande différence entre les territoires occupés par l’Ukraine, qu’ils [l’État russe] appellent les nouveaux territoires russes, et les anciens territoires russes. Koursk est un territoire ancien. Je pense donc que cela pourrait modifier la corrélation actuelle des forces. Et j’espère que cela conduira à des négociations de paix, non pas dans la perspective d’une capitulation de l’Ukraine, mais à partir d’une position plus équilibrée.

Vous avez écrit à plusieurs occasions sur la nécessité d’un programme révolutionnaire pour la Russie. Qu’est-ce que cela signifie à l’heure actuelle ?

Le programme de changement politique en Russie est très lié au changement démocratique. Mais je pense que nous, à gauche, ne devrions pas comprendre la démocratie uniquement d’une manière libérale. Pas seulement sous la forme d’institutions formelles. La démocratie, c’est la participation directe à la vie collective. En ce sens, nous devons démocratiser le pays, revoir tous les fondements sociaux et économiques du régime actuel, qui repose toujours sur les privatisations extrêmement injustes qui ont eu lieu dans les années 1990 et sur les politiques néolibérales mises en œuvre par Poutine. Nous devons également faire de la Russie une véritable fédération, car pour l’instant, elle n’a de fédération que le nom. En réalité, il s’agit d’un État fortement centralisé qui n’accorde aucun droit aux régions et surtout aux minorités nationales. Enfin, nous devons abandonner ce discours sur les civilisations différentes . Car l’humanité est confrontée à des problèmes immédiats, tels que le changement climatique, l’inégalité au niveau mondial, la faim. Et je crois que la Russie, en tant que grand pays, en tant que puissance nucléaire, doit enfin prendre sa part de responsabilité.

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