L’acuité du marxisme

In memoriam Y. C.
Songez qu’ailleurs, tant d’hommes n’ont pas plus de son que les pièces de bronze dont on paie leur misère.
P. Éluard, Le devoir et l’inquiétude

Il est difficile de devenir marxiste. Puis il est difficile de l’être […] Personne ne naît marxiste. Chacun peut le mesurer par sa propre expérience : il n’est pas aisé, dans le monde capitaliste d’apprendre à vivre et à penser contradictoirement à l’ordre établi, quand il repose sur la force d’intérêts si puissants, d’illusions si subtiles et de si vieilles habitudes. La tentation n’en est que plus grande, pour qui s’est dépris de l’ordre ancien, de chercher quelque repos dans les sécurités de l’ordre nouveau, de la théorie qui l’annonce comme de la pratique qu’il l’institue.
M. Verret, Théorie et politique (1967, p. 7)

Le devoir et l’inquiétude

Assurément, chaque trajectoire est toujours singulière. Certaines, toutefois, le sont plus que d’autres. Ainsi la trajectoire d’André Tosel se signale t-elle, tout particulièrement dans le champ du marxisme français, par l’empan de sa réflexion – comme en attestent le nombre et la variété ordonnée de ses publications [1], par sa perspective authentiquement historique et marxiste, i. e. indissociablement théorique et pratique, philosophique et politique, laquelle ne se restreint nullement au seul champ « spécialisé » du marxisme ni ne se forclôt en sa seule dimension philosophique, ce dont le présent recueil témoigne avec éclat.

Elle se signale enfin par sa fidélité maintenue au marxisme et à l’engagement communiste, mais une fidélité (auto-) critique, non féale en somme, à des principes et des choix fondamentaux maintenus parce que discutés (et réciproquement), tout cela en dépit des sévères reflux de l’Histoire qui en ont fait vaciller plus d’un, de l’amende au reniement en passant par l’abandon.
Cette fidélité n’est pas une simple croyance mais plutôt une fidélité réfléchie et assumée. Peut-être tient-elle, et entre autres choses, au fait qu’elle s’est bâtie au croisement et sous l’influence de deux « marxismes créateurs » du XXe siècle : Althusser et Gramsci. Car ces derniers ont entrepris de relire Marx, non par stupide dévotion, mais portés par le devoir et l’inquiétude, dont Éluard nous énonce le motif et dont le travail, ou mieux, l’ouvrage tosélien se ressent également.
Cet ouvrage précisément, nous proposons de le définir, comme une histoire marxiste du marxisme en France et en Italie (et pas uniquement du marxisme français et italien). De manière plus précise, il est structuré par un delta dont les trois points sont autant de figures : Marx, Gramsci et Spinoza.
Celles-ci constituent autant de champs relativement autonomes de réflexion et d’élaboration, des cercles (cf. Tosel, 1984b, p. 115-135), réciproquement – horizontalement, i. e. sur un même plan d’immanence – et activement reliés les uns aux autres par un principe théorique cardinal que, paraphrasant à dessein une invention lexicale de Tosel (1993), nous nommerons « tradu(a)ction ». Figuration commode d’un processus d’élaboration théorique, ce delta a naturellement une histoire et une genèse, une chrono-logie, que nous pouvons pas ici détailler. Un point nous paraît devoir être néanmoins souligné. Les axes essentiels de cette tradu(a)ction sont schématiquement les suivants : de Spinoza dans Marx et Gramsci, de Marx dans Gramsci, de Gramsci (et Labriola) dans Spinoza et enfin de Gramsci dans Marx.
Un marxisme au pluriel
Les études rassemblées dans le présent recueil sont consacrées à l’histoire du, ou plutôt, des marxismes de ce « court XXe siècle », selon l’expression désormais consacrée de l’historien marxiste britannique É. Hobsbawn. On peut y distinguer trois groupes de textes, d’inégale importance matérielle, mais qui donnent à saisir cette pluralité dont les « mille marxismes » qu’il évoque ici même dans le second chapitre, sont l’extrême figuration.
Le premier groupe (ch. 1 & 2) se dispose comme une réflexion-cadre, récapitulative et prospective, sur les figures philosophiques du marxisme du XXe siècle et, de manière plus spécifique, sur le devenir du marxisme en France et en Italie, de 1968 à aujourd’hui.
Le second (ch. 9 à 11) est consacré aux relations du marxisme et de la philosophie « française », avec d’une part la question de son rapport à la philosophie des sciences (du début des années 1930 à la Libération) et avec d’autre part, l’analyse de deux « figures », marxiste (Henri Lefebvre) ou non (Gérard Granel), qui ont discuté Marx de manière singulière, hétérodoxe.
Le troisième enfin, matériellement le plus important (ch. 3 à 8), est tout entier consacré à Gramsci et constitue indéniablement le noyau théorique du recueil. On peut le scinder en deux ensembles :
1/ les deux premières études (ch. 3 & 4), respectivement consacrées à un bilan critique de l’élaboration gramscienne et à une analyse systématique du thème de la philosophie de la praxis par lequel Gramsci désigne en propre sa réélaboration du marxisme – laquelle désignation n’est pas qu’un artifice lexical pour déjouer la censure fasciste ;
2/ les quatre autres études (ch. 5 à 8) sont consacrées à une exposition de la réflexion gramscienne au travail, in fieri (en train de se faire), au point de vue méthodologique comme théorique, focalisé sur les questions essentielles de la culture. Elles montrent la cohérence et l’extraordinaire acuité de son élaboration malgré la sévère réclusion qui lui fut imposée.
Cette importance accordée à Gramsci n’a rien de fortuit. Elle désigne d’abord la centralité de son élaboration théorique-pratique pour le marxisme du XXe siècle. Elle désigne ensuite, et subséquemment, son importance pour l’élaboration de Tosel lui-même, qui lui est pour partie redevable de sa propre singularité. Sans trop anticiper sur notre propos, disons simplement que la pensée de Gramsci apparaît comme le vecteur essentiel de l’appropriation marxiste de la pensée de Marx par Tosel, son opérateur d’effectivité théorique et méthodologique en somme.
Partant, la ré-élaboration gramscienne du marxisme se présente alors, en dépit des vicissitudes de l’histoire concrète, comme un fil conducteur pour développer l’ouvrage initié par Marx et Engels, pour créer l’à-venir du marxisme, du XXIe siècle en particulier. Elle est un « pli », une médiation essentielle pour le marxisme et/dans son histoire, au XXe siècle notamment.
C’est en vertu de cette singularité, pour le marxisme de Tosel comme pour celui du XXe siècle qu’il prend ici pour objet, et outre de nécessaires contraintes d’espace, que nous focaliserons l’essentiel de notre propos sur la lecture et l’analyse toséliennes de Gramsci.
Une lecture de Gramsci
La modalité théorique générale du travail tosélien nous paraît fondamentalement homologue à la manière dont Tosel – du reste instruit par Gramsci – caractérise la « modalité marxienne de “faire théorie” » : elle ne consiste pas « à additionner en une somme l’économie politique anglaise, la philosophie allemande, la théorie politique française » mais à penser « le présent historique comme résultat », à le penser « comme cercles d’instances dont chacune est préparatoire de l’autre, où chacune ne se comprend que dans son affection interne par l’autre et par sa capacité d’affecter l’autre. » (1984b, p. 116) Nous retrouvons alors un schème théorico-pratique cardinal et structurant de la pensée de Gramsci : la traductibilité des langages et des pratiques (cf. Tosel, 2000 et ici même, le ch. 8).
Cette traductibilité est dialectique au sens de Labriola, c’est-à-dire génétique, différenciatrice (1991a, p. 17-27) : elle n’est donc pas simple transcription d’un lexique dans un autre mais bien processus de ré-appropriation, de tradu(a)ction. Elle se spécifie dans la capacité du marxisme à investir les points hauts des cultures et des pensées qui lui sont antagoniques, non pour se les rendre compatibles, mais pour en extraire la part de vérité.
Ce trait de méthode caractérise la substance de la démarche gramscienne à l’égard de Croce et de la discussion-confrontation-appropriation de son œuvre, en même temps qu’elle en indique la difficulté, marchant toujours sur une ligne de crête (Cf. ici même, le ch. 5). Au sens gramscien note Tosel, la critique « est toujours celle de ce qu’il y a de meilleur chez un penseur, elle ne vise pas à rabaisser mais à s’emparer au contraire du “point haut”. » (1991a, p. 124)
Ainsi Gramsci a t-il non seulement su reformuler la révolution théorique du marxisme aperçue par Engels et Lénine, mais y puiser également la substance d’une élaboration théorique dont l’acuité et la novation se cristallisent dans le triptyque : traductibilité des langages et des pratiques / réforme intellectuelle et morale / hégémonie.
À cette première raison de l’électivité de la figure gramscienne pour Tosel, y compris au plan méthodologique, s’ajoute une seconde, étroitement solidaire à vrai dire, laquelle réside dans le fait – Tosel y insiste régulièrement – que Gramsci fut, avec Lénine, le seul théoricien marxiste effectivement dirigeant du XXe siècle, et que, insiste toujours Tosel, cette scission ne s’est par suite jamais vraiment réparée.
Lukács, Althusser ou Lefebvre pour ne citer qu’eux sont demeurés à la marge des cercles effectivement dirigeants de leurs partis communistes respectifs, sur lesquels n’ont jamais réussi à peser de manière significative, les constituant souvent comme objets et objectifs de leurs interventions (Althusser notamment).
La question de la traduction
« Le problème initial de la pensée-action de Gramsci, remarque Tosel, est de traduire en ordre historique l’ordre logique de la théorie marxiste du mode de production capitaliste. » (1983, p. 10) [2] Le marxisme de Gramsci doit être pensé comme une traduction de la science du mode de production capitaliste et de ses possibilités de développement en « science-action » : les forces productives ne sont plus « considérées comme élément objectif d’un champ objectif extérieur, mais comme forces dotées simultanément d’une dimension subjective, d’une capacité potentielle d’intervention active leur permettant de transformer ce champ selon ses possibilités. » (1984b, p. 203)
Les producteurs sont en effet enchaînés par un sens commun qui ne leur permet pas de saisir le caractère crucial de leur position dans le procès de production, ni son inadéquation par rapport à leurs besoins ; une position dont ils ressentent pourtant confusément le caractère d’inutile servitude. Il y a donc une lutte de classes native dont Gramsci se demande comment la transformer en « forme de rationalité » supérieure.
Aussi bien cette question concerne t-elle le marxisme qui doit également s’interroger sur la difficulté de sa propre compréhension par les masses, i. e. vaincre les résistances du sens commun. Non pas en leur apportant « de l’extérieur » une vision alternative du monde, un « système idéologique clos », mais en les mettant en mesure de « former leur propre conception du monde social, de sa structure, de la place qui leur incombe, de la fonction qui leur est assignée. Il s’agit, poursuit Tosel, d’un processus de compréhension modificatrice par lequel le “sujet” qui s’approprie le savoir de son monde et de sa place, se transforme et se rend à même, tout en se modifiant, de modifier le système de rapports où il figure. » (1984b, p. 204 ; nous soul.)
Le marxisme peut alors se comprendre lui-même « à la fois comme “théorie” et comme “pratique”, comme produit supérieur de la haute culture occidentale et comme forme culturelle qui peut et doit être appropriée par les masses » (1984b, p. 205). Subsiste toutefois une complication, une double complication même.
Ce processus d’appropriation a fragmenté la « synthèse marxienne » en un marxisme de masse, certes utile pour former une conscience de classe élémentaire, mais insuffisant et inadéquat pour faire de cette conscience « l’instance civilisatrice régulatrice et dirigeante de toute la vie sociale ». D’autre part, « la haute culture bourgeoise » s’est à son tour révélée capable d’une opération complexe de « “traduction”-désagrégation », filtrant les « éléments compatibles avec sa propre hégémonie. » (1984b, p. 206)
L’événement d’octobre 1917 réside dans la compréhension par Lénine que l’analyse des rapports de production n’est pas « une fin en soi » et n’a de sens que si elle forme, solidairement, « une initiative politique, une initiative de la volonté sur le terrain des rapports politiques et culturels ». Gramsci, léniniste conséquent et compétent, montre et comprend que Lénine a « développé le matérialisme historique en “science de la politique”, en l’arrachant au statut d’une sociologie matérialiste » (Boukharine) et qu’il n’y a « pas d’économie sans politique, pas d’analyse des rapports sociaux de production “sans formation de groupes sociaux actifs” se constituant en capacité de direction étatique », sans construction d’une (stratégie d’) hégémonie (1984b, p. 207).
Lénine a pratiquement déjà commencé une recomposition du marxisme mais il n’a pu la réfléchir correctement. S’accordant à Gramsci, Tosel estime en effet que Lénine demeure tributaire d’un marxisme inadéquat qu’il pense, à la suite de Plekhanov, comme l’union d’une science naturelle et d’une philosophie matérialiste (matérialisme historique + matérialisme dialectique) : « Un homme politique écrit de la philosophie, note Gramsci : il peut se faire que sa “vraie” philosophie soit à rechercher au contraire dans ses écrits de politique. » (Cahiers de la prison, 10, § 65).
Pour une « Réforme intellectuelle et morale »
L’ensemble de ces questions constituent l’arrière-fond théorique de l’élaboration de Gramsci et son point de départ pour réaliser la théorie marxiste comme forme supérieure de la culture, et la rendre capable de penser les processus où elle figure sous la double forme de la pensée hégémonique léninienne (et de ses difficultés) et du nouveau marxisme de masse, devenu sens commun.
Cette nouvelle formation se cherche sous le nom de philosophie de la praxis et s’investit sous la forme de la science de la politique adéquate à la construction de l’hégémonie (à l’Ouest comme à l’Est). Elle trouve sa plus haute expression dans la thématique de la « Réforme intellectuelle et morale ». Cette réforme poursuit deux tâches étroitement imbriquées : 1/ recomposer le marxisme dans la sphère de la haute culture et 2/ transformer ses formes idéologisées au sein des masses et assurer la réduction tendancielle de l’opposition dirigeant/dirigés, intellectuels/simples.
Car ce qui existe est une combinaison de vieux et de nouveau, un équilibre provisoire et la tâche de la philosophie de la praxis est de pratiquement construire les formes et les conditions de l’hégémonie par la catharsis, c’est-à-dire le dépassement-conservation (Aufhebung) de l’économico-corporatif en éthico-politique. Au plan théorique, sa tâche est de réinterpréter la synthèse de Marx dans cette perspective, de penser l’unité structure- superstructure sous la catégorie de « Bloc historique », de médiation du moment éthico-politique et du moment économico-corporatif.
La réforme intellectuelle et morale est le thème (au sens musical) où s’articulent le mouvement réel et la théorie qui le guide. Le procès de constitution du bloc historique et le procès de constitution de la forme théorique adéquate à celui-ci, i. e. la philosophie de la praxis. « Le problème, remarque Tosel, n’est plus celui de la disponibilité du savoir, il devient celui du mode de production d’un savoir qui est formateur de son auteur, qui n’est compréhension modificatrice de son monde d’objets que s’il est auto-compréhension, auto-modification de son sujet… » (1984b, p. 211 ; nous soul.)
La réforme intellectuelle et morale vise le changement de constitution et de conception du savoir de la politique. Il s’agit de transformer le rapport de ceux qui commencent par sentir sans savoir ni comprendre à ceux qui comprennent et savent sans sentir. L’enjeu est tout à la fois anthropologique et politique puisqu’il s’agit d’unifier le genre humain en lui donnant les moyens théoriques et pratiques de construire son émancipation. Cette emendatio doit, d’autre part, s’appliquer au réformateur lui-même : c’est la question du parti – « Prince moderne » selon l’expression de Gramsci, qui doit être l’appareil de traduction de l’hégémonie politique des producteurs en fait culturel et moral (Cf. ici même, les ch. 6 et 7).
L’usage du terme latin emendatio (réforme) est une allusion explicite à Spinoza, afin de marquer ce qui nous apparaît comme le « méta-spinozisme » de Gramsci, activement hérité de Labriola (cf. Tosel, 1991a, p. 17-37 ; 1994, p. 167-184 & 2005). Rappelant la conceptualité aristotélicienne de la catharsis, Tosel observe en effet qu’« il y aurait à s’interroger sur la dimension pédagogique (et esthétique même) de l’hégémonie : elle est discipline, direction rationnelle et raisonnable de la spontanéité passionnelle. Le parti politique et l’État réformateur jouent ce rôle par rapport à l’instinctualité de leur base de masse. Mais sans cette base, ils ne sont rien.
Car il est vrai que, comme Hegel le dira, rien de grand ne se fait sans passion, sans passion éduquée, dirigée, hégémonisée comme Raison. On a là aussi la base d’une morale politique, militante, qui est une curieuse transposition de stoïcisme : se rendre maître de ce qui dépend de nous, discipliner, diriger par le principe de “l’hegemonikon”, la raison directrice. » (1984b, p. 213-214, n. 8 ; voir aussi 1994, p. 17-77) La réforme intellectuelle et morale n’est pas détachée d’une réforme économique, de la révolution socialiste des rapports de production capitalistes : elle est simultanément socialisation de la politique et de l’économique qu’elle ré-unifie par ce biais. La réforme intellectuelle et morale est la pointe fine de la reformulation du marxisme en philosophie de la praxis.
En résumé, Gramsci est un « théoricien révolutionnaire » qui « projette les catégories de la “science” marxienne dans la perspective d’une science-action où la thématique de la formation d’une volonté politique nationale populaire est comme reconquise sur une interprétation déterministe de la critique de l’économie politique, et assurée contre toute dérivation des superstructures politiques et culturelles à partir de la structure économique. » (1995, p. 69 ; nous soul.)
Poursuivre l’élaboration du marxisme
La philosophie de la praxis n’est pas une philosophie à côté des autres, déjà dotée d’un contenu déterminé. Elle se conçoit au contraire comme une transformation du rapport à la philosophie, aux sciences et à la pratique sociale, soit une philosophie qui pense « sa dépendance à la praxis en se donnant la responsabilité de penser les limites de la pensée actuellement disponible, comme limites du monde existant, d’un monde qui n’est pas donné, dans un tableau spéculatif, fût-il matérialiste, mais d’un monde transformable, aux limites déplaçables, d’un monde qui reste à “concevoir” au sens actif, génétique, voire génésique du terme, et à constituer théoriquement et pratiquement » (c’est exactement le sens de la VIe thèse Ad Feuerbach).
Ces formulations, observe Tosel, sont solidaires d’une « perception très aiguë de la pluralité des logiques spécifiques des niveaux matériels. Elles interdisent toute projection récurrente sur un fond cosmique hypostasié des propriétés qui ne valent que pour un niveau du réel. » (1984b, p. 275-276 ; nous soul. Cf. aussi, ici même, les ch. 1 & 10)
Conformément au thème de la réforme intellectuelle et morale, la visée de la philosophie de la praxis est de montrer que « la conquête marxiste d’une vision “scientifique” de l’histoire porte en elle la possibilité d’une innovation dans la structure et le concept du savoir. » Il ne s’agit pas de circonscrire exactement le marxisme mais de « penser et résoudre, selon une indication précieuse de Labriola, le problème de la défense et du développement du contenu de la “scientificité” propre du marxisme, hors de tout mécanisme économiste (qu’ils soit scientifique ou philosophique). » Ainsi le noyau originaire du concept de praxis est celui du travail « compris de manière élargie, intégrant le développement des aptitudes mentales et opératoires, les modes de vie, les institutions » (1984b, p. 276). Cet élargissement n’est pas dissolution du matérialisme et de la dialectique, il est plutôt le vecteur de leur réarticulation dans cette praxis « comme deux pôles s’appelant réciproquement dans un même champ de tension ».
Matérialisme : le travail demeure un « échange organique avec la nature », une transformation des choses naturelles, une « nécessité naturelle et inaliénable avec son instrumentalité propre ». Cette « matière » objective ne sera cependant jamais « un autre soi, un alter ego, mais un Autre, un non-identique, non intégralement réductible à l’identité de l’esprit et de la volonté humaine. »
Matérialisme historico-dialectique : ces matériaux de la nature retournent élaborés aux hommes comme objets socialement produits « selon la forme de rapports variables et contradictoires. Dialectique, car les hommes peuvent identifier et s’approprier les légalités naturelles à travers la forme de leur praxis. » L’échange organique avec la nature « constitue bien à ce niveau une seconde nature, intérieure », dont la régulation rationnelle n’est pas inenvisageable. Ici, « la praxis médiatise les lois causales mécaniques et chimiques, par des finalités finies sans téléologie providentialiste. » (1984b, p. 277-278 ; nous soul. Sur l’ensemble de cette question, cf. Tosel, 1984a et ici même, le ch. 10)
Forme de médiation entre instruments, objets, travailleurs et but, la praxis est un « processus de formation et de transformation des limites de ce monde, dans le sens d’une possibilité immanente de maîtrise de la nécessité propre à la production par une sphère ou niveau communicationnel et institutionnel que l’on peut nommer éthico-politique (praxis au sens antique et restreint du terme). »
Tosel souligne à cet égard que le terme de praxis est recours à un concept majeur de la tradition philosophique signifiant une « action juste, belle et bonne accomplie par les libres citoyens gérant leurs affaires dans la cité des égaux ». (1984b, p. 280) Et il insiste sur ce fait, toujours négligé semble t-il, que « Marx et Gramsci n’invalident pas mais refondent la sphère de l’action en ne l’opposant plus à la gestion de l’échange organique avec la nature (production) mais en la pensant dans son articulation à cet échange, considérant que sa forme sociale capitaliste de cet échange porte avec elle la possibilité de faire cesser la nature servile du travail ». (1984b, p. 282)
L’agir et le problème de la morale
La philosophie de la praxis développe ainsi une conception de l’action aux antipodes de celle, uni-causale et technologico-instrumentale, de la « tradition du matérialisme dialectique », conduisant Tosel à opérer un retour critique sur Lénine (et le léninisme) et sur la question intimement liée de la morale (et de l’autonomie). Un tel retour critique le soustrait d’abord de toute posture strictement exégétique d’une refondation du marxisme et lui permet ensuite de reformuler de manière plus ramassée le sens et la portée de sa critique des réactualisations-reformulations épocales du léninisme, celle de Gramsci notamment.
De manière classique, une grande partie de la tradition marxiste considère que le système des normes et de conduites est lié à un état donné des rapports sociaux de production. Une telle considération est toutefois aussi juste qu’étroite. Elle se paie surtout d’une subtilisation de la morale comme « effet de superstructure », alors confondue sans reste avec le moralisme, procédant ainsi « au rejet total de l’idéologie du “sujet” juridico-moral » et donnant « une “explication” idéologique de la morale [3] ».
Tosel souligne également qu’il existe, selon les termes d’Ágnes Heller (1982), une « hérédité de l’éthique » immanente à la théorie marxienne, renvoyant à Kant et Spinoza : être autonome c’est vivre sans puissance ni autorité extérieure au-dessus de soi. Les normes morales sont donc à critiquer « pour autant qu’elles s’érigent comme les structures incomprises de la nature sociale (marché, procès de production) », etc., et puisque le procès historique de formation de l’espèce « est régi par le passage de la causalité in alio [en un autre] à la causa sui [par soi-même]. » (1984b, p. 297)
Tosel insiste alors sur le paradoxe, non subsidiaire, que, pour Marx, la lutte politique de classes se donne pour fin la construction d’une communauté de libres individus, sans que cette lutte n’exige aucun principe moral. Cette dénégation de l’instance éthique est la doublure du providentialisme historique selon lequel la libération est non seulement assurée, inéluctable mais proche.
La philosophie de la praxis, et plus généralement le marxisme, est alors affrontée à une exigence théorique qui est simultanément une tâche politique : élaborer une théorie de l’obligation morale. Cette exigence et cette tâche, Tosel les formule dès 1984, à une époque doublement marquée, à l’Est, par l’épuisement de plus en plus perceptible du « communisme historique » et à l’Ouest, par le raffinement croissant et la visée foncièrement hégémonique du dispositif théorique de l’agir communicationnel développé par Habermas, d’abord comme une « reconstruction du matérialisme historique » puis comme une rénovation « raisonnable » du marxisme [4].
À l’opposé de ceux qui, sur les décombres du « communisme historique », et tout en se déclarant toujours marxistes, n’envisage(ro)nt la question de la morale pour le marxisme que comme l’inextinguible amende des crimes du premier – un mauvais infini en somme – et concurremment à l’entreprise habermassienne, Tosel ne fétichise pas ce qui demeure une question, mais s’en ressaisit plutôt par sa dimension génétique, celle de l’autonomie, de l’agir (cf. Tosel, 1991b et ici même, le ch. 1).
L’acuité du marxisme
La singularité de l’ouvrage tosélien, pas plus que l’acuité du marxisme ne se résument à la seule élaboration de Gramsci, fût-elle déterminante pour l’un et l’autre. D’autres aspects de l’ouvrage théorique tosélien auxquels nous n’avons pu faire droit, en témoignent fortement. Tosel n’est certes pas le seul intellectuel marxiste français à n’avoir pas renié ses engagements théoriques et politiques. Mais il est, selon nous, l’un des rares qui a maintenu l’exigence d’un marxisme authentique, i. e. (auto-)critique, l’un des rares philosophes marxistes à avoir (main)tenu l’exigence d’une histoire marxiste du marxisme.
Non pour le simple plaisir de l’érudition, quoique ce ne soit pas infâme, mais comme une nécessité théorique cardinale pour penser le présent historique et préparer l’avenir. La trajectoire et le positionnement de Tosel dans le marxisme français ont ceci de singulier qu’ils se situent au croisement de l’althussérisme et d’un courant « italien/gramscien », très minoritaire en France, dont il est le principal représentant – seul l’ouvrage de C. Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État (1975) offre un autre exemple de travail significatif sur Gramsci. Son parcours tranche également au regard des bruyants délices du renoncement, auxquels a succombé une grande partie des marxistes français, brûlant avec ferveur ce qu’ils avaient jadis, et avec non moins de fureur, adoré. À cet égard, la prolixité de sa production intellectuelle est en décalage avec l’audience et la discussion qu’elle aurait mérité – et qu’elle mérite du reste toujours –, lesquelles sont demeurées par trop confidentielles. Il nous semble que Tosel a été insuffisamment soucieux de la visibilité de ses travaux, en dépit, ou à cause, de son opiniâtreté à toujours remettre son ouvrage sur le métier. Dans son excessive modestie toutefois, cette opiniâtreté nous paraît être le fait pratique du devoir et de l’inquiétude, et même du devoir de l’inquiétude. C’est à notre sens tout son honneur et la raison de la profonde estime que nous lui devons.
Textes cités d’André Tosel
(1983). « Gramsci ou la philosophie de la praxis comme marxisme de la crise organique du capitalisme ». In A. Gramci, Textes. Paris : Messidor/Éd. Sociales, p. 9-40.
(1984a). « Philosophie de la praxis et dialectique ». La Pensée, n° 237, p. 100-120.
(1984b). Praxis : vers une refondation en philosophie marxiste. Paris : Messidor/Éd. Sociales.
(1991a). Marx en italiques : aux origines de la philosophie italienne contemporaine. Mauvezin : Trans-Europ-Repress.
(1991b). L’esprit de scission : études sur Marx, Gramsci, Lukács. Paris : Les Belles Lettres/ALUB.
(1993). « Quelle pensée de l’action aujourd’hui ? ». Actuel Marx, n° 13, p. 16-39.
(1994). Du matérialisme de Spinoza. Paris : Kimé.
(1995). « Sur quelques distinctions gramsciennes : économie et politique, société civile et État ». La Pensée, n° 301, p. 69-80.
(2000). « Pratique de la traduction et théorie de la traductibilité des langages scientifiques et philosophiques chez A. Gramsci ». In J. Moutaux & O. Bloch (dir.), Traduire les philosophes. Paris : Publications de la Sorbonne, p. 137-142.
(2005). « Antonio Labriola et la proposition de la philosophie de la praxis : la pratique après Marx ». Archives de philosophie, t. 68, n° 4, p. 611-628.
Autres textes
AKRICH M., CALLON M. & LATOUR B. (2006). Sociologie de la traduction : textes fondateurs. Paris : Presses de l’École des Mines.
BADALONI N. (1975). Il marxismo di Gramsci : dal mito alla ricomposizione politica. Torino : Einaudi.
BUCI-GLUCKSMANN C. (1975). Gramsci et l’État : pour une théorie matérialiste de la philosophie. Paris : Fayard.
HELLER Á. (1982). « L’eredità dell’etica marxiana ». In Storia del marxismo : 4. Il marxismo oggi. Torino : Einaudi, p. 483-509.
PARROCHIA D. (1991). Mathématiques & existence : ordres, fragments, empiètements. Seyssel : Champ Vallon.
VACATELLO M. (1983). « Oltre il rifiuto marxiano dell’etica ». Critica marxista, n° 5, p. 141-172.
VERRET M. (1967). Théorie et politique. Paris : Éd. Sociales [rééd. Paris : L’Harmattan, 2007].

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  • Ce texte a paru en préface à André Tosel, Le marxisme du XXe siècle. Paris : Syllepse, 2009. Il est issu d’une étude plus large consacrée à l’œuvre d’André Tosel. Je remercie vivement Stathis Kouvélakis pour ses encouragements et ses précieuses remarques sur une première version de ce texte.

[1]. Nous avons tenté une bibliographie la plus exhaustive possible de ses travaux, disponible sur le site web du séminaire Marx au XXIe siècle : l’esprit & la lettre ().
[2]. Sur cette idée, Tosel renvoie à N. Badaloni (1975). Plus largement, une confrontation serait à mener avec les travaux de « sociologie de la traduction » (Akrich & al., 2006) et ceux sur la question de l’empiètement (Parrochia, 1991).
[3]. Tosel, 1984b, p. 296. Althusser (et par métonymie la fraction « politiste » althussérienne) est explicitement nommé comme la pointe contemporaine de ce rigorisme.
[4]. Dans le débat suscité par les thèses d’Á. Heller en Italie (Vatacello, 1983), dont Tosel restitue les grandes lignes, tout en regrettant qu’il n’ait pas eu lieu en France, la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas est alors envisagée, par Vatacello notamment, comme une alternative sérieuse aux thèses de Heller (cf. Tosel, 1984b, p. 304 sqq.).

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