Neil Lazarus, ed., The Cambridge Companion to Postcolonial Literary Studies

Dans les années 1970, l’appellation « sociétés postcoloniales » désignait la période qui succéda à la décolonisation : elle ne renvoyait pas à une spécialisation du savoir dans le champ universitaire. Aujourd’hui, la « postcolonialité » est un concept idéologique lié à un moment historique dans lequel s’inscrivent des auteurs qui se définissent en termes de communauté d’origine, d’identité ou d’identification. En 1990, le « postcolonial » a cessé d’être une catégorie historique. Il n’est plus un projet, ni une politique, mais une représentation sociale de soi comme « Autre », fondée sur une critique idéologique du discours de la modernité européenne en tant que champ académique spécialisé (à « déconstruire ») au sein des universités principalement occidentales.

Le vaste champ de connaissances et de démarches hétérogènes que constituent les études postcoloniales renvoie à une myriade de travaux et de recherches dont la production éditoriale abonde. Sous la pression de ce type d’études, on a vu s’effacer les ­frontières disciplinaires et se croiser la littérature, l’anthropologie, la sociologie et l’histoire dans le champ universitaire anglophone au cours des deux ou trois dernières décennies. Malgré la diversité des approches et des méthodes, l’intention commune était d’éclairer une tâche aveugle dans l’étude des sociétés, celle de la colonisation. Le paradoxe temporel est patent : c’est au moment où les empires et les colonies ont perdu de leur légitimité internationale et cessé d’être une forme d’organisation politique viable que les études postcoloniales se sont développées dans les universités, et épanouies bien au-delà des institutions éducatives. La chouette de Minerve, on le sait, ne prend son envol qu’au crépuscule…

Mais c’est au maître livre d’Edward Said, intitulé Orientalism et paru en 19781, qu’on doit la réouverture en fanfare postmoderne de la question coloniale aux États-Unis. Inspiré des travaux de Michel Foucault sur la productivité matérielle et sociale du discours et des rapports entre savoirs et pouvoirs, cet ouvrage talentueux a provo­qué une polémique virulente en soutenant que l’Orient n’existait pas et qu’il n’était qu’une fiction élaborée par les Occidentaux au xixe siècle. L’affirmation qu’il n’y a pas d’« essence » orientale, ni d’« Orient éternel », est devenue à la fois le credo épistémologique et le fer de lance des études postcoloniales. En dépit de simplifications et nombre d’amalgames – outre la propension de Said à traiter l’Occident comme une essence ! –, cette intervention a revigoré un champ de recherche qui était apparemment déserté ou en passe de disparaître. L’ouvrage fit en tout cas prendre conscience à beaucoup que la colonisation n’était pas cantonnée à l’espace exotique et que son impact continuait de produire des effets délétères au cœur des sociétés et des cultures européennes et non européennes, y compris en situations postcoloniales. La colonie n’est pas extérieure à la métropole, mais un espace qui affecte idées, représentations, mouvements sociaux et politiques, et vice-versa. L’expérience histo­rique de l’empire est commune au colonisateur et au colonisé – une espèce de joint-venture.

2 London-New York, Routledge, 1989.

4On date fréquemment l’avènement de l’ère des études postcoloniales de 1989 avec la publication de The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin2. C’est au début des années 1990, dans le monde anglophone, que les départements universitaires de littérature – écrite en anglais ou étudiée en traductions anglaises – se sont arrogés la littérature mondiale sous l’appellation de World Fiction. Le gommage de la spécificité des cultures d’origine, autrement dit la diversité des langues vernaculaires, fut le plus souvent radical.

3 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, eds, The Empire Writes Back : Theory and Practi(…)
4 Ranajit Guha & Gayatri Chakravorty Spivak, eds, Selected Subaltern Studies, New York, Oxford Un(…)

5On soulignera aussi que la chute du commu­nisme dans les pays de l’Est a coïncidé avec la théorisation du « fait post- colonial » par une trinité d’intellectuels anglophones nés sujets britanniques : Homi K. Bhabha et Gayatri Chakravorty Spivak (tous deux originaires de l’Inde) et bien sûr Edward Said (né au Caire dans une famille palestinienne chrétienne). Tous sont issus de grandes familles et ont fait carrière dans les universités réputées de Grande-Bretagne et des États-Unis, où leur pensée s’est épanouie dans le climat dit « poststructuraliste » des années 1970-1980. Leurs travaux furent stimulés par la French Theory, un label dont la pléiade a pour noms Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari et quelques autres. L’institutionnalisation progressive de cette vaste configuration du savoir soit ébranla, soit renouvela sur le plan épistémologique l’histoire, la sociologie, l’anthropologie (et l’art). La production éditoriale s’amplifia grâce à de nouveaux entrants dans le milieu universitaire dont une majorité se recruta chez les émigrants ou au sein des diasporas de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique du Sud, mais également d’Australie – pensons notamment à ces deux pionniers prestigieux que furent Bill Ashcroft (1989)3 et Ranajit Guha (1985)4. Cette entreprise de conquête intellectuelle s’est largement diffusée dans l’ensemble des savoirs universitaires et bien au-delà. L’objectif était de renouveler le questionnaire et les thématiques avec la volonté de traverser les frontières disciplinaires ou de les croiser autrement pour forger d’éventuelles nouvelles disciplines.

6En deux ou trois décennies, l’écriture postcoloniale a eu un double impact sur les humanités et les sciences sociales. Le premier est d’avoir radicalisé la critique du récit linéaire d’un « progrès » qui se diffuserait depuis un centre (supposé) européen jusqu’aux multiples « périphéries » ou « semi- périphéries », pour emprunter le vocabulaire d’Immanuel Wallerstein. Le second est d’avoir mis en relief la diversité des centres de diffusion des savoirs et des « manières de faire » en soulignant l’amplitude et la variété des circulations mais aussi le type de pratiques qu’elles génèrent, outre la créativité des acculturations et la prégnance des appropriations qui accompagnent les formes de résilience ou de lutte armée, voire les modes contrastés de l’esquive ou de l’indifférence.

7Après des années de croissance, beaucoup s’accordent cependant à penser que les études postcoloniales n’ont pas toujours su éviter la routinisation et le discours réitératif, fussent-ils justifiés par l’intertextualité ; quand elles n’invitent pas à l’ironie – catégorie dont se réclament pourtant les penseurs postmodernes. En s’installant dans l’« esthétique de la différence », les études coloniales ont privilégié la pensée binaire et multiplié les antinomies en gravitant sans relâche autour de l’« identité politique ». Certes, leurs praticiens pistent les traces et les indices des « absents de l’histoire » et traquent obstinément les « sans voix » ; mais, la plupart du temps, c’est à seule fin d’idéaliser les « subalternes » ou les « communautés » en vantant leur « capacité d’action » ou de réaction toujours assimilée à une forme de « résistance » – ladite « arme du faible », selon l’expression de James Scott. Certes, ces recherches expérimentent une histoire orale et sans documents, assez audacieuse parce que soucieuse des traces et à l’écoute des silences. Mais ce type d’historiographie risque de verser dans le « présentisme » en reconstruisant ex post la période précoloniale – entre nostalgie coloniale et « mélancolie postcoloniale », pour reprendre la formule de Paul Gilroy.

5 L’ouvrage de Neil Lazarus a été publié en français sous le titre, Penser le postcolonial : une intr(…)

8Compte tenu du retard de la réception des nouveaux savoirs et des courants inédits qui caractérise la France, on ne peut donc que se réjouir de voir traduit et mis à disposition des esprits curieux un ouvrage récent en forme d’état des lieux à la fois introductif et analytique, mais aussi lucide et critique sur les études postcoloniales5. Ce manuel, conçu et introduit par le britannique Neil Lazarus, offre une présentation des concepts clés et des méthodes, des théories et des débats contemporains propres à un champ dont les problématiques et les frontières sont vivement disputées au sein de cette communauté de recherche disparate. Outre l’étude de l’histoire (Neil Lazarus) et de l’institutionnalisation (Benita Parry) de cette nébuleuse intellectuelle qui reste dominée par les études littéraires (John Marx), l’ouvrage passe en revue le nationalisme et le colonialisme (Tamara Sivanandan, Laura Chrisman), la décolonisation (Fernando Coronil) et les migrations (Andrew Smith), le féminisme (Deepika Bahri), enfin les rapports à la « globalisation » (Timothy Brenanan), au post-structuralisme (Simon Gigandi), à la temporalité (Keya Ganguly), au « subalternisme » (Priamvada Gopal). Apparemment borgésien mais en réalité clairement raisonné, cet inventaire a pour intérêt principal de mettre l’accent sur les conditions sociologiques et idéologiques qui ont informé et encadré ces savoirs universitaires aussi bien qu’artistiques depuis les années 1970.
Notes
1 New York, Vintage Books, 1978.
2 London-New York, Routledge, 1989.
3 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, eds, The Empire Writes Back : Theory and Practice in Postcolonial Literatures, New York, Routledge, 1989.
4 Ranajit Guha & Gayatri Chakravorty Spivak, eds, Selected Subaltern Studies, New York, Oxford University Press, 1988.
5 L’ouvrage de Neil Lazarus a été publié en français sous le titre, Penser le postcolonial : une introduction critique, Paris, Amsterdam, 2006.

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