Campisme et géopolitisation de la société civile africaine. Entre les lignes entre les mots. Janvier 2025

Une tendance à la géopolitisation de la société civile africaine existe, qui repose sur cet entrelacs de passif (néo-)colonial non résolu, de sentiment d’aliénation politique et d’affinités électives avec des puissances alternatives.

Deux courriels qui se suivent dans ma boîte de réception, reçus à deux heures d’intervalle il y a quelques jours. Le premier, un communiqué de presse de l’organisation de la société civile nigérienne Alternative Espaces Citoyens, annonce que son secrétaire général, Moussa Tchangari, enlevé l’avant-veille à son domicile à Niamey par des hommes en civil armés, est retenu en garde à vue dans un service de sécurité pour « apologie du terrorisme ». Le second, le bulletin d’un think tank progressiste – le Tricontinental Institute – rend compte avec enthousiasme de la « Conférence en solidarité avec les peuples du Sahel » tenue dans la même ville de Niamey deux semaines plus tôt, qui visait à manifester un soutien « panafricain » aux pouvoirs militaires de l’Alliance des États du Sahel (Niger, Burkina, Mali). D’un côté, donc, une junte qui arrête un militant progressiste historique, de l’autre, des militants progressistes qui offrent une tribune à cette même junte.

Car Moussa Tchangari n’est pas n’importe qui au Niger. Figure centrale des grandes mobilisations qui rythment l’histoire politique du pays ces trente dernières années, il a animé les manifestations étudiantes pour la démocratisation dans les années 1990, les mobilisations de masse contre la vie chère la décennie suivante, la contestation populaire des tendances antidémocratiques et antisociales du gouvernement Issoufou dans la décennie 2010. Un engagement qui s’est soldé par plusieurs séjours en maison d’arrêt, notamment quatre mois en 2018. La radicalité de ses positions contre un pouvoir soutenu par les pays occidentaux l’avait d’ailleurs rendu non fréquentable aux yeux des diplomates européens. D’autant que l’enjeu de la souveraineté du Niger, notamment sur ses ressources minières, était un axe fort de ses combats, bien des années avant l’inflammation du « sentiment antifrançais » dans la région. Enfin Moussa Tchangari était une des dernières voix critiques restées au pays après le coup d’État du 26 juillet 2023 et l’installation du régime « souverainiste » du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP).

La rareté d’une voix comme celle de Tchangari s’explique bien sûr par la peur qui s’est emparée de la société civile nigérienne, suite à la série d’arrestations de journalistes ayant osé s’écarter du discours officiel, en particulier sur la réalité des succès de la lutte contre les terroristes djihadistes, socle du discours de légitimation des putschistes [1]. Mais cette modération s’explique aussi par la complaisance d’une bonne partie des leaders de la société civile nigérienne à l’égard du pouvoir militaire. Comme l’expliquait Azizou Abdoul Garba il y a quelques mois, le Niger offre le spectacle étonnant « d’une société civile qui soutient inconditionnellement la junte militaire. Certains de ses acteurs, connus pour leur engagement en faveur de la démocratie, ont paradoxalement décidé de lui apporter leur soutien en dépit du démantèlement des institutions » [2].

Les plus motivés avaient constitué en août 2022 le mouvement « M62 », rassemblement d’une quinzaine d’organisations de la société civile qui avait organisé des manifestations dans le centre de Niamey pour exiger le départ de l’opération militaire française (Barkhane) contre le djihadisme au Sahel. Les principaux animateurs du M62 avaient par la suite mis leur pouvoir de mobilisation au service des putschistes dans le contexte du rapport de force qui s’était installé entre ces derniers d’une part et la France et la CEDEAO d’autre part, réussissant à rassembler des milliers de Nigériens dans des démonstrations de soutien populaire à la décision des nouvelles autorités d’expulser les soldats français. La contribution des leaders de la société civile à la légitimation du nouveau régime n’a pas seulement pris des formes aussi directes et explicites. Elle s’est faite aussi de manière plus subtile, à travers la reprise des éléments de langage autour de la « refondation » en cours du Niger.

Cette adhésion plus ou moins assumée au nouveau cours autoritaire des choses par des « partenaires » financés depuis des années, voire des décennies, à des fins de promotion de la démocratie, de la bonne gouvernance et des droits humains a dérouté bien des ONG européennes. Le comble de l’incompréhension a sans doute été atteint face à l’attitude du représentant nigérien de la coalition internationale « Tournons la page », réseau d’ONG africaines et européennes menant des actions et campagnes contre les tentatives des présidents africains de s’éterniser au pouvoir en manipulant les institutions. Ce même militant qui coordonnait en juin 2022 un rapport sur « l’extinction de l’espace civique » au Niger durant les années Issoufou (2011-2021), au cours desquelles le respect des libertés publiques avait effectivement gravement régressé, est désormais un des chantres les plus bruyants d’un régime dans le cadre duquel « les droits humains sont en chute libre » [3].

Si le positionnement de la société civile nigérienne découle de ses spécificités – sa « faiblesse structurelle » pour paraphraser Abdoul Garba –, il s’inscrit dans une conjoncture idéologique régionale de dévaluation du modèle démocratique de gouvernement de la société. Ainsi l’enquête menée par Tournons la page et Science Po-CERI auprès d’environ 500 militants associatifs et syndicaux de six pays africains francophones révèle que moins de la moitié des activistes estime que la démocratie est préférable à toute autre forme de gouvernement, tandis que 61% considèrent qu’un gouvernement efficace est préférable à un gouvernement démocratique. Une « fatigue démocratique » qui se vérifie, quoique dans une moindre mesure, dans les grandes enquêtes couvrant également les pays anglophones du continent. Les déterminants de ce désenchantement sont pluriels et varient d’un pays à l’autre, mais reposent très largement sur l’expérience concrète d’une « démocratie » systématiquement dévoyée par une oligarchie politique corrompue, au détriment de la souveraineté nationale, du développement, de la sécurité. [4]

La France et les pays occidentaux en général apparaissent comme compromis dans ces échecs démocratiques. D’une part, car les modèles institutionnels implantés sur le continent depuis les années 1990 sont de plus en plus considérés comme des produits importés d’Occident, souvent par conditionnalités interposées, qui dysfonctionnent parce qu’ils sont exogènes, incompatibles avec les réalités sociopolitiques locales. D’autre part, car les gouvernements occidentaux ont trop souvent validé les démocraties de façade, dès lors que celles-ci favorisaient leur accès aux ressources naturelles, aux marchés publics ou aux emprises militaires, donnant l’impression d’une poursuite de la présence coloniale par d’autres moyens, en particulier dans les ex-colonies françaises. Sur ces deux plans, Vladimir Poutine apparaît comme une alternative, un contrepoint vierge de compromission néocoloniale, en résistance contre l’hégémonie occidentale, plus fiable sur le plan sécuritaire et respectueux des souverainetés africaines, projetant l’image d’une « conception musculaire du pouvoir et du virilisme politique » en vogue dans de larges fractions de la jeunesse africaine. [5]

Une tendance à la géopolitisation de la société civile africaine existe donc, qui repose sur cet entrelacs de passif (néo-)colonial non résolu, de sentiment d’aliénation politique et d’affinités électives avec des puissances alternatives. Elle est parallèlement alimentée par un travail de cadrage (soit de construction et diffusion de narratifs), qui diabolise le rôle de l’Occident en Afrique, par des entrepreneurs d’influence locaux ou externes au service des politiques étrangères de la Russie et de la Chine. Non pas que l’existence de mécanismes néocoloniaux soit une vue de l’esprit, bien entendu [6], mais ces relais d’influence s’emploient à les caricaturer, voire à les inventer, souvent à grand renfort de théories du complot [7], tout en euphémisant les facteurs politiques internes de la dépendance et en idéalisant les impérialismes concurrents.

La Conférence en solidarité avec les peuples du Sahel évoquée en début d’article est une déclinaison parmi d’autres de ces dispositifs de propagande. Le fait que l’« Assemblée mondiale des peuples » compte parmi les promoteurs de l’événement, l’inscrit par ailleurs dans une démarche beaucoup plus large de géopolitisation des sociétés civiles. Cette organisation est effectivement une branche d’une entreprise internationale de mobilisation des organisations populaires du Sud global en faveur des intérêts et de la vision de la politique étrangère chinoise [8]. Contrairement à ce que le titre de cette conférence suggère, et à l’instar d’autres initiatives anti-impérialistes « campistes » [9], ce ne sont justement pas les « peuples » qui importent aux organisateurs de l’événement – en l’occurrence le recul de l’insécurité djihadiste et de la pauvreté au Sahel ou la promotion des droits sociaux et politiques – mais bien la survie des régimes ayant rejoint le camp des empires anti-occidentaux.

Notes
[1] Amnesty International, « Niger : La liberté de la presse en péril avec l’intimidation et l’arrestation de journalistes travaillant sur le conflit », 3 mai 2024.
[2] Azizou Garba, « Niger : la société civile contre la démocratie ? ».
[3] Human Rights Watch, « Niger : Les droits humains en chute libre un an après le coup d’État », communiqué de presse, 25 juillet 2024.
[4] Afrobarometer, Aperçus africains 2024. La démocratie en danger – le point de vue du peuple, 2024 ; Ichamily Foundation, African Youth Survey, 2024.
[5] Jean-François Bayart, L’Afrique au diapason de Vladimir Poutine ?, 21 septembre 2022,
https://aoc.media/analyse/2022/09/20/lafrique-au-diapason-de-vladimir-poutine/.
[6] CETRI, Anticolonialismes, Paris, Syllepse, Collection « Alternatives Sud ».
[7] Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le rejet de la France au Sahel : mille et une raisons ? », L’enchevêtrement des crises au Sahel, Paris, Kartala, 2021.
[8] Voir l’article documenté d’Alexander Reid Ross et de Courtney Dobson dans le magazine New Lines (18 janvier 2022) sur la nébuleuse d’organisations financées par un milliardaire états-unien prochinois pour (entre autres) disséminer un narratif mettant en doute la réalité des persécutions subies par les Ouigours.
https://newlinesmag.com/reportage/the-big-business-of-uyghur-genocide-denial/.
[9] Campisme dont la manifestation la plus criante est la bienveillance à l’égard des « Pinochet arabes », comme le ci-devant Bachar el-Assad, dès lors qu’ils manient une rhétorique anti-occidentale.

François Polet
https://www.cetri.be/Campisme-et-geopolitisation-de-la

Dejar una respuesta