Contre l’impérialisme multipolaire, une réponse internationaliste. February 2024. Europe Solidaire Sans Frontieres

La « multipolarité » est devenue la boussole d’une partie de la gauche, l’expression d’une démocratisation anti-impérialiste des relations internationales. Mais elle fait aussi office de leitmotiv des nouvelles puissances autoritaires, servant à déguiser leurs propres pratiques capitalistes et impérialistes en alternative à l’hégémonie occidentale. Il revient à la gauche internationaliste d’être du côté des victimes de tous les impérialismes.

Conversation entre E.J. Ayoub, Kavita Krishnan, Promise Li et Romeo Kokriatski sur les raisons pour lesquelles l’idée de multipolarité doit être comprise et critiquée, et pourquoi la gauche ne peut pas abandonner l’anti-autoritarisme et l’internationalisme.

E.J. Ayoub est chercheur libano-palestinien à l’Université de Zurich, rédacteur en chef de Shado Mag et animateur du podcast The Fire These Times. Romeo Kokriatski est rédacteur en chef de New Voice of Ukraine et animateur du podcast Ukraine Without Hype . Kavita Krishnan est militante féministe marxiste, ancienne membre du Parti communiste indien, responsable de la All India Progressive Women’s Association. Promise Li est un militant socialiste anti-impérialiste hongkongais engagé dans des luttes de solidarité internationale, il fait partie du collectif de la diaspora de gauche Lausan.

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E.J. Ayoub (JA). Qu’est-ce que la « multipolarité » et pourquoi ce concept est-il encore défendu par une partie de la gauche ? Pourquoi le remettons-nous en question  ?

Romeo Kokriatski (RK). La multipolarité est une évolution du monde bipolaire où les États-Unis et l’Union soviétique étaient initialement les deux hégémons mondiaux. Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis ont dominé un monde « unipolaire ». Mais en raison à la fois de la marche inexorable de l’histoire et de certaines erreurs commises par le gouvernement américain, les États-Unis ont perdu une partie de leur statut, notamment suite à la désastreuse et immorale « guerre contre le terrorisme ». En conséquence, d’autres puissances – comme la Chine et la Russie – ont gagné une part de l’importance que les États-Unis détenaient autrefois seuls. C’est ce que nous appelons la « multipolarité  » : un monde défini par plusieurs noyaux impériaux au lieu d’un seul.

« Noyaux impériaux », car il est toujours question de pays qui aspirent à devenir des empires ou qui le sont déjà, en exerçant une influence sur leurs voisins, sur leur environnement et sur l’ensemble de la planète. Lorsque cette domination hégémonique est répartie entre plusieurs entités différentes, il devient encore plus difficile de s’attaquer au problème, car ces différents pôles cooptent la résistance. C’est ce que nous voyons, en particulier auprès des gens de gauche qui défendent la multipolarité : des noyaux impériaux séparés cooptent la résistance à l’impérialisme américain et promeuvent un autre impérialisme, différent de ce dernier.

Promise Li (PL.) Nombreux sont ceux qui pensent que l’impérialisme est principalement le fait des États-Unis et de l’Occident. Des États-nations comme les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – sont considérés comme des « non-alignés » et comme des puissances politiques alternatives à l’Occident. C’est totalement faux. Si ces États sont perçus par d’aucuns comme victimes de l’ordre mondial du FMI, leurs élites dirigeantes, en particulier dans le Sud, travaillent main dans la main avec la classe dirigeante capitaliste occidentale pour exploiter la classe ouvrière et d’autres populations marginalisées du Sud.

Notre tâche en tant que progressistes est d’identifier ces interconnexions entre les États et les classes dirigeantes capitalistes, afin de révéler comment cela conduit à de nouveaux moyens d’exploiter les travailleurs. Faire confiance à la multipolarité telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est en réalité faire confiance à une nouvelle reconfiguration du capitalisme mondial.

Kavita Krishnan (KK). Depuis un certain temps, Vladimir Poutine, Xi Jinping et Narendra Modi et d’autres forces autoritaires et d’extrême droite déclarent vouloir un monde multipolaire. Ils affirment que les normes universelles en matière de démocratie et de droits humains sont imposées par l’Occident, par le biais de l’impérialisme unipolaire. La lutte pour la souveraineté et l’anti-impérialisme impliquent donc le rejet de ces normes universelles. Cela m’inquiète que la gauche soit sourde aux significations dangereuses de ce récit.

RK. Ces États entendent faire ce qu’ils veulent et ne supportent pas la critique. Cette posture repose sur le rejet de l’influence occidentale ou des valeurs libérales et capitalistes des États-Unis. Cela détruit l’universalité des valeurs que nous défendons et autour desquelles nous essayons de construire un monde. Des personnes affirment que les droits humains ne sont pas de gauche ou qu’il s’agit d’un concept occidental. C’est ridicule. Les droits humains s’appliquent aux êtres humains et non à une nationalité ou à un groupe ethnique particulier. Mais, à cause de cette confusion et en raison de son utilisation par des fascistes connus comme Aleksandr Dugin en Russie, c’est devenu l’une des tendances les plus effrayantes de la gauche au cours des dix dernières années. Le discours sur la multipolarité nous empêche de comprendre comment lutter contre les forces autoritaires capitalistes.

JA. Beaucoup de gens qui se disent progressistes défendront « chez eux » – aux États-Unis, en Inde, en Europe ou ailleurs – les droits reproductifs, les droits LGBTQ ou l’ouverture des frontières par exemple, mais dès que l’on se situe dans des parties du monde filtrées par un campisme binaire, ces mêmes personnes adoptent des positions conservatrices, voire d’extrême droite. Cela peut sembler très contradictoire. Pourquoi pensez-vous qu’il en soit ainsi ?

PL. Aux États-Unis, il existe un sentiment de culpabilité qui tient au fait de se situer dans un noyau impérial, d’être blanc et Américain. Les analyses internationales finissent donc par être éclipsées par cette politique de la culpabilité. Les voix qui émanent d’autres pays ne sont pas entendues et aucune évaluation claire de l’économie politique ou de la manière dont le pouvoir fonctionne ailleurs n’est faite. Il y a une volonté de mettre l’accent sur le fait que les populations du Sud peuvent se gouverner elles-mêmes, mais, d’une certaine manière, cela aboutit à une allégeance non critique à des gouvernements autoritaires et à l’identification de ceux-ci aux populations.

Un autre discours entendu ces dernières années consiste à dire que nous ne pouvons pas qualifier les États du Sud d’autoritaires, même lorsqu’ils le sont, parce que c’est un mot codé raciste. Les gens de gauche, en particulier en Occident, refusent de voir et de comprendre les minorités critiques, en particulier leurs homologues de gauche dans ces pays, qui dénoncent ces régimes et les qualifient pour ce qu’ils sont. Ils placent ce qu’ils considèrent comme du racisme et comme une imposition de la part de l’Occident au-dessus des voix de gauche sur le terrain.

Certes, les États-Unis instrumentalisent le discours de l’autoritarisme, en « orientalisant » des États comme la Chine et d’autres pays du Sud, et en idéalisant les États-Unis comme une démocratie libérale supérieure aux valeurs de ces autoritarismes grossiers. C’est évidemment faux. Mais il ne s’agit pas de prendre le contrepied de cette vision binaire et de se ranger du côté opposé de l’échiquier. Il est important d’examiner la montée des autoritarismes et de les aborder dans toute leur diversité, en particulier tels qu’ils se sont manifestés au cours des deux dernières années.

Beaucoup en Occident ne veulent pas comprendre qu’il est quasi impossible de créer des organisations indépendantes, de lutter publiquement au sein de la société civile dans des pays comme la Chine, la Russie, l’Égypte, etc. L’arène des luttes n’est pas la même qu’aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Il ne s’agit pas de dire que certains pays occidentaux sont « meilleurs », mais de reconnaître que le phénomène actuel de l’autoritarisme est diversifié et inégal. Il produit différents mouvements et régimes d’extrême droite qui requièrent différents types de mouvements pour les combattre. Cela devrait être le point de départ de la conversation, mais une grande partie de la gauche, en particulier en Occident, n’en est pas là.

JA. Dans les pays du SWANA (Southwest Asia and North African) ou dans le monde arabe, il existe des tendances similaires, mais elles proviennent d’une position différente. Les conclusions sont parfois identiques, bien qu’elles s’orientent souvent vers l’impuissance, le désespoir, le cynisme, voire l’apathie. Donc elles n’approuvent pas totalement la Russie, mais disent aussi : « Nous n’avons rien à faire dans ce combat ». Ce type d’arguments résulte d’une position spécifique, parce que la majeure partie du monde arabe n’est pas démocratique. D’après votre expérience, Kavita, quelles sont les similitudes et les différences entre les différentes gauches ? Entre la gauche indienne et américaine ? Entre la gauche hongkongaise et chinoise ? Et peut-être entre la gauche ukrainienne et russe  ?

KK. Promise a expliqué comme le sentiment de culpabilité fait qu’aux États-Unis on en vient à considérer qu’on ne doit pas tenir le même discours que le gouvernement. Il y a une autre façon de voir le problème, c’est-à-dire comme étant celui de la gauche mondiale. Beaucoup parlent de l’Occident qui ramène tout à lui, de la gauche américaine qui fait des États-Unis, la source du mal. Bien sûr, cela vient de la culpabilité, mais cela n’explique pas pourquoi la situation est parfois pire dans le Sud.

En Inde, la gauche n’est pas un segment minuscule, elle a une audience large comparée à celle de la plupart des pays occidentaux, d’où la gravité du préjudice causé par cette attitude. Lorsque les quelques rares voix démocratiques qui se font entendre dans le pays légitiment l’idée des « moindres maux » de Poutine et de Xi et disent que nous devons nous en tenir là, c’est la meilleure partie de la gauche que je décris ! Il y a aussi l’autre partie qui dit ouvertement que la montée en puissance de la Chine et de la Russie est excellente, et qui encourage ces pays.

La gauche semble perdre ses repères. L’idée devrait pourtant être simple : soutenir les luttes contre les classes dirigeantes et les oppresseurs partout et en tout lieu. Pourquoi est-ce difficile ? Pourquoi mesurer le degré de solidarité à offrir et réduire celle-ci dans certains cas ? Pourquoi investir, même à petite échelle, dans la survie de régimes oppressifs ou dans des impérialismes envahissants où que ce soit ? Cela tient presque de la formule de George Bush : « Avec nous ou contre nous ». Les acteurs de mauvaise foi de la gauche indienne taxent d’ailleurs d’« agents de la CIA » ceux qui s’opposent à cette logique.

Et si vous critiquez l’autoritarisme en Chine, où il n’y a pas de place pour les luttes ou pour les mouvements citoyens, ces gens pensent qu’au fond, vous êtes pour la démocratie libérale. Et si vous êtes pour la démocratie libérale, alors vous ne pouvez pas être de gauche. Vous n’êtes pas socialistes. Dire cela revient à s’écarter des principes de gauche. C’est une attitude réactionnaire que de considérer qu’il existe des « civilisations » cloisonnées et fondamentalement différentes. C’est une idée fasciste. Et la reprendre pour la présenter comme une sorte d’idéologie progressiste est obscène.

Dans tous nos pays, nous luttons pour obtenir des « droits », appelés comme tels par les démocraties libérales. Tous ces droits sont obtenus grâce à des combats sociaux, notamment en Inde. Ils n’ont pas été accordés par un quelconque régime libéral. Les libertés civiles sont une chose pour laquelle la gauche s’est battue. L’idée d’une démocratie socialiste est très simple : tout ce pour quoi vous luttez doit être meilleur, plus démocratique. On ne peut admettre que vous détruisiez des acquis pour ensuite reconstruire le socialisme à partir de zéro.

Et c’est là que le bât blesse : l’idée selon laquelle, quels que soient les droits démocratiques acquis, quelles que soient les institutions en place, dès que se réalise une révolution socialiste quelque part (et nous en sommes très loin en ce moment), tous les droits démocratiques disparaissent, ils ne comptent pas. Car avoir des droits, ce serait « bourgeois » et ainsi de suite… Par exemple, le débat selon lequel le féminisme est bourgeois a longtemps prévalu en Inde. Et prévaut toujours à gauche, où il est affirmé que nous sommes marxistes et que cela suffit.

RK. L’un des exemples les plus frappants de cet étrange état d’esprit est le soutien apporté à des régimes autoritaires par des personnes LGBTQ, trans ou homosexuelles : « La Chine a mieux fait face que les États-Unis au covid, au sans-abrisme, etc. » C’est absurde parce que ces personnes n’ont aucun droit dans la plupart de ces pays qu’ils vantent. S’ils y entrent, il y a de fortes chances qu’ils soient arrêtés s’ils agissent publiquement comme ils le font en Occident.

JA. Ce même problème se pose dans l’ensemble du monde à majorité arabe. Les féministes palestiniennes sont confrontées à cet enjeu. Elles disent qu’on s’occupera des droits des femmes après la libération de l’occupation israélienne. Même chose pour les droits des homosexuels. Ces arguments ont toujours fini par servir la classe dirigeante, l’État, l’oppresseur. Sur Twitter, un journaliste américain affirmait que la Corée du Nord était l’un des rares pays du monde à se montrer véritablement favorable aux transgenres. Au Qatar aussi, j’ai été déconcerté, pendant la Coupe du monde de football, d’entendre dire que nous ne pouvions pas exiger du pays hôte qu’il respecte les droits des travailleurs migrants ou des LGBTQ, etc. Cette manière de parler colle aux discours homophobes, transphobes et racistes des partisans du régime qatari.

RK. Un porte-parole qatari qui s’exprimait au sujet des critiques formulées à l’encontre de son gouvernement en matière de droits humains, a dit littéralement qu’on ne pouvait pas juger le pays selon des normes occidentales, puisqu’elles relèvent d’une civilisation différente. Cette déclaration est aux antipodes des principes de gauche.

JA. En Égypte, Sissi lui-même a tenu de tels propos, et ces déclarations ont affaibli la campagne de soutien aux prisonniers politiques égyptiens. Cet argument est devenu presque hégémonique. L’universalisme des droits humains d’«  avant », avec tous ses défauts, a reculé. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est aussi une façon dont le néolibéralisme – la pensée néolibérale, l’atomisation – a été intériorisé et réifié dans «  nos » espaces.

PL. Je voudrais revenir sur cette relation entre la gauche et d’autres mouvements progressistes fondés sur des identités marginalisées – les mouvements LGBTQ, féministes, étudiants, etc. Et aussi sur la notion de démocratie socialiste. Non pas la démocratie sociale, mais la démocratie socialiste révolutionnaire. Qu’est-ce que cela signifie d’imaginer le socialisme comme système politique ? Il ne s’agit pas d’un système à parti unique ni d’une avant-garde éclairée qui imposerait ses idéaux à d’autres, mais plutôt d’une organisation socialiste qui respectent l’autonomie des différentes luttes marginalisées. Comme le suggérait Kavita, notre objectif ne devrait donc pas être d’abandonner certaines avancées importantes de la démocratie bourgeoise, mais de les étendre et de les maximiser. En réalité, la démocratie bourgeoise ne garantit pas ces libertés. Nous avons besoin d’une démocratie socialiste pour les assurer.

Quant à la multipolarité, il est intéressant d’établir un contraste avec le fait que ses adeptes à gauche nous accusent d’être des libéraux bourgeois, alors qu’en réalité, leur propre positionnement mise sur le capitalisme. Regardons les choses en face : la multipolarité n’est que du capitalisme. C’est une concurrence capitaliste entre différents États. Pour eux, ces capitalismes nationaux sont le « bon côté » de la démocratie bourgeoise et, pour cela, nous devrions les défendre. Mais c’est un retour en arrière. C’est défendre les vestiges du féodalisme et du fascisme, de la perversité qui survient surtout quand on intègre le capitalisme tardif.

Le plus regrettable, c’est l’incapacité de la gauche occidentale à voir et à reconnaître l’autonomie des luttes marginalisées. Pour elle, l’action des peuples du Sud n’est incarnée de fait que sous la forme d’États-nations à gouvernance capitaliste. Alors qu’en réalité, il y a toute sorte de luttes différentes qu’elle devrait apprendre à mieux connaître.

Les mouvements étudiants et féministes par exemple remettent en question le pouvoir de ces États autoritaires. Pourquoi cette gauche occidentale ne les considère-t-elle pas et réserve ses attentions aux seules classes dirigeantes de ces États-nations qui, en réalité, devraient être la cible de nos luttes, et contre lesquelles les mouvements se battent ? Derrière la question de la multipolarité, ces éléments ne sont pas abordés ni les luttes menées sur le terrain. Si on soutient les victimes de l’impérialisme, on doit soutenir les victimes de tous les impérialismes.

L’Ukraine est une victime coloniale de longue date de l’impérialisme de la Grande Russie, et elle continue de l’être aujourd’hui.

KK. Penser que nous ne pouvons pas imposer les mêmes normes aux pays du Sud ou à d’autres nations, en quoi est-ce de l’antiracisme ? Demandez aux militants et militantes en lutte dans les pays du Sud. C’est en réalité faire preuve de racisme que de ne pas nous prendre au sérieux, nous, les gens de ces pays qui voulons la démocratie, qui luttons pour des droits et contre les autoritarismes. L’exemple suivant m’a beaucoup agacée ces dernières années. Un ancien ambassadeur d’Allemagne en Inde se trouvait à Delhi et décida de rendre visite, à Napur, à la principale organisation fasciste du pays, le RSS.

Les lettres SS ne sont pas une coïncidence. Il s’agit d’une organisation créée dans les années 1920, directement inspirée du fascisme européen, qui pense que nous devons faire avec les musulmans en Inde ce que l’Allemagne nazie a fait avec les juifs. Le diplomate allemand a été photographié en train de se prosterner et d’offrir des fleurs à une statue de l’un des fondateurs. Consternant.

Interviewé, il a déclaré que le RSS faisait « partie de la mosaïque indienne » et qu’il y était allé pour comprendre. Qu’est-ce que cela veut dire ? Allez-vous dire que le KKK fait partie de la mosaïque des États-Unis ? Iriez-vous rendre visite à une organisation néonazie en Allemagne, lui offrir des fleurs et dire qu’elle fait partie de la mosaïque allemande ? Vous êtes prêt à dire cela en Inde parce que vous considérez ce pays comme différent, comme un espace culturel ou civilisationnel au-delà de la politique. C’est du racisme, pas de l’antiracisme.

La gauche en finit par penser comme l’ambassadeur d’Allemagne. Elle en vient à considérer les États plutôt que les personnes. Elle dit presque que l’État est égal au peuple et ne fait pas de distinction entre l’État et ce pour quoi ses citoyens luttent. C’est en Ukraine que c’est le plus évident. À gauche, si vous parlez de l’Ukraine, ils diront que Zelensky a mené des politiques néolibérales, etc. Certes, ce que Zelensky, dirigeant élu, fait en matière économique, c’est ce que font la plupart des gouvernements. Il y a des critiques à faire à ce sujet. Les travailleurs ukrainiens sont sans doute confrontés à des législations sociales injustes, mais ce sont eux qui se battent dans l’armée ukrainienne contre une invasion. Si le pays survit, il y aura de la place pour ces autres luttes. C’est au peuple ukrainien de décider des luttes qu’il privilégie et à quel moment.

RK. C’est vrai, c’est insulter l’expérience de la gauche ukrainienne que de dire que nous sommes « d’accord » avec l’alignement de notre pays sur le modèle libéral-démocrate et bourgeois de l’Union européenne, que tout le monde veut la même chose. C’est faux. Nous sommes en Ukraine des chamailleurs. Surtout lorsqu’il s’agit de la politique économique de Zelensky. La seule raison pour laquelle on ne constate pas davantage de résistance est que nous sommes en guerre. Mes camarades se battent sur le front, à Bakhmut, à Soledar… et s’ils le font au lieu de protester contre la législation du travail, c’est parce que, si le pays n’existait plus, tous ces arguments ne serviraient à rien. La Russie veut nous tuer. Les morts ne peuvent pas défendre leurs droits, comme le savent bien les régimes autoritaires. Substituer un État-nation aux gens est simpliste et incompréhensible. La plupart des progrès que la gauche a réalisés sont le fruit d’une résistance non étatique aux politiques officielles. Oublier cette idée, c’est considérer des pans entiers de la population comme étant indignes des droits dont vous bénéficiez.

JA. Quand on parle de fétichisation de l’État, cela divise le monde en « sphères d’influence ». Certains représentants de la gauche britannique, par exemple, ont littéralement dit que, dans le « conflit » entre les États-Unis et la Russie en Ukraine, nous devons être sensibles à la « sphère d’influence » de la Russie. Il s’agit d’une vision du monde très conservatrice, voire isolationniste. De la realpolitik.

La démocratie pour moi et le fascisme pour vous. C’est bizarre, mais c’est une tendance courante qui remonte à quelques décennies. Est-ce un soubresaut de la guerre froide ? Est-ce juste une réification, un recyclage de cette vision binaire ? Ou s’agit-il d’autre chose ? Permettez-moi de le formuler ainsi : y a-t-il une analyse de classe dans ce type de positionnement ?

PL. Je voudrais citer ici l’un ou l’autre arguments de « bonne foi », avancés par les défenseurs de la multipolarité : non, ce n’est pas que le socialisme se soit cristallisé d’une certaine manière dans ces États-nations ; c’est que le fait d’avoir plus d’États-nations alliés les uns aux autres, et pas seulement les États-Unis comme puissance dominante unique, ouvre davantage les conditions pour mener une lutte révolutionnaire. Tous ces différents impérialistes concurrents auront moins de pouvoir, ce qui laissera plus de place aux mouvements progressistes.

Un autre argument entendu consiste à justifier la logique en rappelant que la Seconde Guerre mondiale, en raison de tous ces impérialistes qui s’y affrontèrent, a ouvert la voie à la décolonisation et à l’émergence de mouvements anticoloniaux. Mais ont-ils oublié la Seconde Guerre mondiale et ce qu’il s’y est passé ? ! Il est ridicule d’appeler à un retour à ces conditions de guerre mondiale afin de débloquer le potentiel de décolonisation. En tant que militants de gauche, nous soutenons la décolonisation et les mouvements anticoloniaux – nous n’appelons pas à un conflit multipolaire pour débloquer ces luttes !

Quand nous parlons de multipolarité, nous ne pouvons pas simplement nous focaliser sur le Brésil de Lula et ignorer les mouvements contestataires chinois, iraniens, russes, ukrainiens, etc. Ce serait juste une analyse de mauvaise foi. Comme socialistes et marxistes, nous avons besoin d’un bilan honnête. Nous ne pouvons pas simplement miser sur les victoires et ignorer les autres situations. C’est pourtant leur façon de faire : ils disent que la multipolarité renforce d’une manière ou d’une autre les mouvements à travers le monde, mais pratiquement, ce n’est pas vrai.

KK. Il est étrange que la gauche présente ses positionnements internationaux, comme le résultat d’un choix entre multipolarité ou unipolarité. Chaque fois que les États-Unis agissent en impérialistes, nous soutenons les acteurs qui luttent contre eux. Or, à moins que vous ne pensiez que les régimes russe ou chinois ne seraient pas eux aussi impérialistes, pourquoi diable investiriez-vous dans leur survie ? Il en va de même de l’Iran. En Inde, certaines sections de la gauche restent silencieuses sur les soulèvements en Iran. Si vous êtes aux côtés des victimes de l’impérialisme, vous devez être aux côtés des victimes de tous les impérialismes.

L’Ukraine est une victime coloniale de longue date du grand impérialisme russe, et continue de l’être aujourd’hui. C’est contre cela que les Ukrainiens se battent. Pourquoi, dans certaines situations, la gauche se décharge-t-elle de la responsabilité d’être solidaire avec ceux qui luttent ? À quoi ressemblerait une solidarité significative ? Elle pourrait ressembler à ce que nous faisons avec la Palestine, par exemple. Nous menons une campagne pour informer les gens sur ce qui s’y passe, et nous faisons activement campagne contre la désinformation, contre la propagande israélienne. Pourquoi ne ferions-nous pas cela à propos de l’Ukraine ?

En outre, il ne s’agit pas d’une question réservée à la gauche. En Inde, la sphère publique est saturée de propagande russe. Pas seulement à l’extrême droite et à gauche. Même les victimes de l’extrême droite en Inde, par exemple la communauté musulmane, croient que les États-Unis sont le premier ennemi des musulmans. Ils ne savent pas combien de musulmans Poutine a tués ou déplacés. Ils n’en ont absolument aucune idée. La gauche indienne a un véritable rôle à jouer ici, pour contrer la désinformation en s’engageant dans une guerre de l’information en faveur de l’Ukraine.

Ce que nous disions plus tôt sur le fait qu’on ne peut pas imposer les mêmes normes au Qatar, à l’Inde ou à d’autres pays, c’est exactement ce que les adeptes de la multipolarité disent en ce moment même : l’unipolarité est synonyme de valeurs universelles. Et la multipolarité signifie que vous ne pouvez pas nous imposer vos idées d’égalité ! Quand la gauche pense en ces termes, elle ne se rend pas compte qu’elle tient exactement le discours que l’extrême droite du Qatar, mais aussi que l’extrême droite dans le monde entier.

RK. En Inde, l’une des grandes initiatives du RSS a été de promouvoir l’idée selon laquelle le système des castes est un élément fondamental de la société indienne. Jamais une personne de gauche ne dira que les castes sont une bonne chose. La signification pratique de soutenir le concept de monde multipolaire est que vous soutenez tout simplement le fascisme. De ce point de vue, il devient évidemment absurde d’imaginer qu’il puisse s’agir d’une idée progressiste ou qu’elle puisse créer un espace pour les mouvements anticoloniaux et socialistes. La promotion d’une politique fasciste n’ouvre pas d’espace au marxisme.

Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, les journalistes ukrainiens ont été submergés de demandes de la part de médias indiens. Au début, nous étions heureux d’y répondre. Nous devions veiller à ce que le récit ukrainien ait sa place, à ce que l’information ne soit pas dominée par la propagande russe. Mais nous avons très vite réalisé qu’ils n’étaient pas intéressés d’interroger les causes du conflit ou les agressions impérialistes dont l’Ukraine a été victime ces derniers siècles. Les médias indiens se limitaient à répéter les affirmations russes, sans aucune analyse. Ou alors à présenter la guerre comme tombée du ciel, de nulle part, tel un orage s’abattant sur le territoire ukrainien. Non, la guerre n’est pas un phénomène météorologique. C’est une agression menée par des humains contre d’autres humains.

KK. De fait, nous sommes plusieurs à avoir arrêté de participer à la télévision indienne mainstream depuis 2015, parce que c’est exactement ce que vous décrivez. Ensuite, à propos des castes en Inde, lorsque j’ai commencé à lire Dougine, j’ai découvert qu’il répétait que l’idéologie anti-hiérarchie devait être contrée, pour préserver le « système indien des castes ». Selon lui et d’autres fascistes comme Julius Evola, le monde se trouve aujourd’hui dans ce qu’on appelle le Kali Yuga. Cette expression hindoue désigne un renversement du bon ordre de la société, qui permet aux castes opprimées ou aux femmes de dominer. Une catastrophe.

JA. L’expression « changement de régime » a été mentionnée plus haut. Les révolutions haïtienne et française étaient des changements de régime, de même que la révolution russe de 1917. Le principal slogan du printemps arabe était « Le peuple veut la chute du régime » (Ash-shab yureed isqat an-nizam). Lorsque les gens sont descendus dans la rue en Égypte, en Tunisie, au Bahreïn, en Syrie, en Irak, ils disaient : « Nous voulons la chute du régime » et ce n’était pas métaphorique. En Iran, ils disent littéralement « Mort au dictateur » ou « Dégage » en parlant du régime. Lorsque les Ukrainiens disent à leur tour que Poutine doit partir, qu’il ne peut pas rester, il y a des silences. L’hésitation est palpable. C’est dangereux.

Je voudrais aborder un dernier point. Quel est, selon vous, le rôle des diasporas dans tout cela ? Nous avons vu que la diaspora palestinienne est très réactive. Lorsqu’Israël lance des campagnes de bombardement ou assassine des journalistes, elle descend dans la rue pour protester. La diaspora indienne que j’ai appris à connaître au Royaume-Uni et aux États-Unis est, quant à elle, tournée vers la droite et l’extrême droite. Beaucoup de ses membres sont des nationalistes du BJP. Nous l’avons vu dans l’association de Trump avec le BJP et la diaspora indienne aux États-Unis. Comment voyez-vous dès lors le rôle de la diaspora ?

PL. Une raison très claire de l’importance des diasporas hongkongaise, chinoise, tibétaine et ouïghoure (et d’autres diasporas de la région du Xinjiang), c’est que les populations de ces régions ne peuvent pas agir et s’organiser ouvertement et publiquement, de manière autonome. Nous entrons dans une nouvelle phase où toute protestation ou dissidence mineure exprimée en ligne (et non plus dans la rue) peut entraîner l’application des lois sur la sécurité nationale. Cela signifie que la diaspora est un espace très important pour l’organisation et la reconstruction d’un mouvement d’opposition.

En ce qui concerne la gauche, le gouvernement chinois a une expérience unique pour ce qui est de réduire au silence des mouvements indépendants. Il s’est trouvé confronté à un puissant mouvement anticolonial et ouvrier, et il sait exactement ce que cela signifie que d’étouffer un tel mouvement. Depuis Tienanmen, les autorités chinoises sont devenues très habiles à le faire avec un minimum d’effusion de sang. Elles s’en prennent stratégiquement aux organisateurs et aux luttes ouvrières. Elles réduisent au silence et font disparaître quelques personnes. Il n’est pas nécessaire de procéder à des massacres comme en Iran ou en Russie. Il suffit d’en faire juste assez, pour qu’il n’y ait plus de mouvement. Je ne pense pas que les gens comprennent à quel point cela a été efficace.

L’idée d’une gauche indépendante dans l’optique d’un mouvement s’est réellement éteinte depuis des générations. Elle se limite à de très petites minorités. Les gens ne savent même pas ce que signifie être de gauche dans ce sens. Lorsque vous dites « gauche » à Hong Kong, les gens pensent généralement que vous voulez parler du gouvernement. D’un point de vue discursif, il y a beaucoup de choses à creuser. Pour la population, il n’y a que le libéralisme et le communisme (qui est un autoritarisme). La diaspora est un espace important où les gens, en particulier les Chinois et les Hongkongais, sont exposés à différentes luttes. La participation des étudiants chinois internationaux aux récentes grèves des travailleurs de l’Université de Californie, la plus importante de l’histoire des États-Unis dans le secteur de l’enseignement supérieur, en est un exemple.

Que signifie pour ces étudiants d’être exposés à de nouveaux types de mouvements, à de nouvelles communautés de lutte ? Comment cela remodèle-t-il leur propre conscience politique, et quelles leçons peuvent-ils en tirer ? Cela permet aux diasporas de commencer à réfléchir au comment agir concrètement, notamment sur des questions qui portent sur les intersections du capital international. Où se croisent les capitaux américains et chinois ? Un exemple est celui des projets de développement de logements « super-gentrifiants » à New York, qui sont financés par des prêts de l’État chinois. Il s’agit d’un espace d’intervention concret, où les capitaux chinois et américains, les promoteurs et les banques chinoises sont en relation. Construire un mouvement ici reviendrait à mobiliser les communautés de la diaspora et à faire le lien avec les luttes de gauche, les luttes contre la gentrification.

Un autre exemple est celui de la grève internationale des étudiants chinois. Pour combattre le capitalisme dans son ensemble, nous devons relier les luttes entre elles, de sorte que le slogan « ni Washington ni Pékin » ne soit pas seulement idéaliste, mais constitue la manière la plus pratique de combattre l’impérialisme multipolaire et le capitalisme. La diaspora a un rôle essentiel à jouer pour créer du lien, pour proposer de nouvelles traditions politiques, pour redynamiser les choses, mais aussi pour poursuivre la lutte à l’étranger.

Avec la mondialisation, le pouvoir de l’État chinois ne se limite plus à la Chine continentale. Il tire aussi du pouvoir de ses investissements à l’étranger. Ces reconfigurations sont l’occasion de faire dialoguer la diaspora chinoise avec les populations autochtones qui luttent contre les entreprises agroalimentaires financées par la Chine au Brésil et en Amazonie. Dans ces cas de figure, la diaspora joue un rôle moteur et permet d’établir des liens. Comment ne pas considérer cela en termes géopolitiques ?

RK. J’ai grandi à la fois dans la communauté sud-asiatique aux États-Unis et parmi la diaspora post-soviétique ukrainienne. J’ai vu beaucoup de ces tendances se développer tout au long de ma vie. Comme vous l’avez mentionné, Joey, une grande partie de la diaspora indienne est conservatrice, pour le dire poliment. À tout le moins, elle appuie des candidats soutenus par le BJP ; elle fréquente très souvent des temples financés par le BJP ou le RSS. Historiquement, les communautés de migrants ont tendance à devenir plus conservatrices et à se rigidifier au fur et à mesure que leur statut se renforce dans leur nouveau pays et qu’elles gagnent en acceptation sociale.

JA. On entend l’argument suivant à gauche : « nous pourrons traiter cette critique plus tard ». Qu’en pensez-vous  ?

PL. Ma réaction n’est pas très originale. Si la gauche ne prend pas l’initiative de réfléchir de manière critique à sa propre histoire, à ses erreurs passées et présentes, elle répétera les mêmes erreurs à l’avenir. Si nous voulons transformer la société et construire un monde meilleur, nous devons assumer nos fautes et les expliquer. Si nous ne le faisons pas, la droite le fera. Et ce sera le socialisme ou la barbarie. Il faut savoir tracer une ligne et être critique lorsque certains mouvements ou régimes la franchissent. Dire que « ce n’est pas le moment de critiquer » signifie que ce n’est jamais le bon moment pour critiquer.

Cette rhétorique a historiquement ouvert la voie au désastre au sein de la gauche. Il s’agit d’une tactique stalinienne classique, qui consiste à dire : « C’est le capitalisme occidental, nous ne pouvons pas parler de nos erreurs internes ». La conclusion logique de cette attitude est que ceux qui dénoncent des erreurs internes seront considérés comme des ennemis, exclus et tués, et nous répéterons alors les mêmes erreurs que celles commises au 20e siècle. La gauche a besoin de dresser un bilan de ses échecs passés et de ses réussites. De choisir avec soin ce qu’elle continue à amplifier et à étendre, et ce qu’elle laisse tomber et abandonne dans les poubelles de l’histoire.

KK. En Inde, j’en suis toujours à essayer de comprendre pourquoi il y a eu tant d’hostilité, même de la part de la meilleure partie de la gauche indienne, à adopter ce qui aurait dû être une position normale et intuitive de solidarité avec la Syrie, l’Ukraine – avec les mouvements populaires – sans «  si » et sans « mais ». L’un des obstacles est que la gauche n’est vraiment pas à l’aise pour affronter l’histoire de l’Ukraine. Cela implique d’affronter, dans les détails, l’héritage du stalinisme. Chez une partie de la gauche, il n’y avait aucune volonté de revenir sur des erreurs passées ou actuelles.

Concernant la Chine, l’ancien parti auquel j’appartenais a publié une critique du dernier document du congrès du Parti communiste chinois. Il y est question de violations des droits humains et d’autres choses. Mais quelle est la conclusion ? « La Chine s’éloigne du socialisme et s’oriente vers un capitalisme avec des caractéristiques chinoises ». Qu’est-ce que cela signifie ? La question n’est pas de savoir si la Chine est socialiste ou non. L’important est de savoir ce qui arrive aux personnes affectées par ce régime. Où en est votre évaluation du mal qui est commis ? Que pouvez-vous faire pour soutenir les personnes lésées par ce régime ?

Et cela ne vaut pas seulement pour l’intérieur du pays. La Chine finance et soutient l’armée du Myanmar. En Inde, l’islamophobie est aggravée par le fait qu’elle sévit au Myanmar et en Chine. Ceux qui parlent de géopolitique – comment ne pas voir cela en termes de géopolitique ? Est-ce une coïncidence si tant de régimes dans ce voisinage sont activement islamophobes ? N’y a-t-il aucun lien entre eux ? Ne pouvez-vous pas trouver un moyen de réfléchir à cette question au-delà de votre situation nationale spécifique ? Ce sont des questions que nous devons nous poser.

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La guerre en Ukraine a remis au jour le débat sur l’(anti)impérialisme. Dans le même temps, s’affirme et se développe le « décolonial ». Trop souvent, ces notions relèvent de mots fourre-tout, agités comme des épouvantails, alimentant davantage la confusion et la polémique que l’analyse critique.

Alors que l’anti-impérialisme est régulièrement réduit à une stratégie reproduisant les postulats sinon les réflexes de la Guerre froide, le décolonial tend à se concentrer sur les enjeux réflexifs, culturels, académiques. L’anticolonialisme – son histoire et sa permanence – demeure hors-champ.

Les luttes anticoloniales relèvent-elles d’un passé révolu, dilué dans la géopolitique du 21e siècle ou définitivement dépassé par la « radicalité » décoloniale ? Le prétendre reviendrait à passer à côté de leur actualité et à se priver de leur charge historique qui offre un autre éclairage sur la question du ou des impérialisme(s).

Faut-il en parler au singulier ou au pluriel ? Et dans ce dernier cas, faut-il les hiérarchiser ? Comment, surtout, ne pas valider l’usage opportuniste de la rhétorique anti-impérialiste par des régimes autoritaires ni disqualifier des soulèvements populaires en prise avec ces mêmes régimes ou avec un pouvoir impérial autre qu’occidental ?

L’anticolonialisme permet de se dégager quelque peu d’une double fixation sur les États et sur l’épistémologie, pour interroger à nouveaux frais les résistances aux processus de domination néocoloniale, ancrées dans le temps long des mobilisations sociales dans le Sud.

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Lutter contre l’impérialisme multipolaire

Loin de favoriser les luttes populaires, le déclin de la puissance états-unienne et l’essor de multiples pôles sur la scène mondiale ne font que rebattre les cartes. Cette reconfiguration impériale s’accompagne d’un renforcement du rôle coercitif des États, au service de l’accumulation capitaliste. Les luttes anti-impérialistes doivent avoir un caractère pluraliste et anti-autoritaire.

Contre l’impérialisme multipolaire

Joey Ayoub, Kavita Krishnan, Promise Li, Romeo Kokriatski

La « multipolarité » est devenue la boussole d’une partie de la gauche, l’expression d’une démocratisation anti-impérialiste des relations internationales. Mais elle fait aussi office de leitmotiv des nouvelles puissances autoritaires, servant à déguiser leurs propres pratiques capitalistes et impérialistes en alternative à l’hégémonie occidentale. Il revient à la gauche internationaliste d’être du côté des victimes de tous les impérialismes.

Multipolarité », le mantra de l’autoritarisme Le plaidoyer de certaines gauches en faveur d’une « multipolarité » sans valeurs les a conduites à absoudre des régimes autoritaires, ultraconservateurs, voire fascistes, pourvu qu’ils soient ennemis des États-Unis et anti-occidentaux. Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président Poutine a eu recours à cette rhétorique. Une partie de la gauche mondiale s’est alors révélée frileuse à l’idée de condamner l’agression russe.

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