Les premiers socialistes du 19ème siècle en Europe, que ce soit Saint-Simon et ses disciples, Cabet et les communistes français, Wilhelm Weitling, le fondateur de la Ligue des Justes allemande, étaient religieux et se réclamaient de l’héritage chrétien. Ce n’est qu’avec Marx et Engels que surgira un socialisme non-religieux, ou même athée. Le texte fondateur de ce tournant est un article de Marx publié en 1844 dans les Deutsch-franzözische Jahrbücher.
La traduction intégrale en français des Annales franco-allemandes vient de paraître pour la première fois ; elle inclut non seulement les écrits de Marx et Engels, mais toute la revue, ce qui permet de situer leurs textes dans leur contexte historique et intellectuel.
Comme l’on sait, cette publication, parue à Paris en février 1844, sous la direction d’Arnold Ruge et Karl Marx, était à l’origine un projet visant une alliance franco-allemande, philosophique et politique.
Les Jeunes hégéliens à l’initiative du projet ont choisi Paris à la fois pour échapper à la censure en Allemagne et pour établir une collaboration avec des démocrates et socialistes français. Or, ceux-ci – Lamennais, Etienne Cabet, Pierre Leroux, Louis Blanc – ont poliment refusé cette invitation, rebutés par le parti pris d’athéisme des allemands.
Outre Marx et Engels, les auteurs sont Arnold Ruge, Johann Jacoby, Moses Hess, Lazarus Bernays, Heinrich Heine, Georg Herwegh. Il est frappant que la grande majorité de ces auteurs sont d’origine juive : C’est le cas de Marx, Hess, Jacoby, Bernays, Heine : cinq des huit participants !
Certes, Marx et Bernays sont issus de familles converties, et n’ont aucun rapport avec la tradition juive. Ce seraient des « Juifs non Juifs », selon le célèbre concept d’Isaac Deutscher. Les éditeurs n’ont pas signalé cet aspect. Dans une certaine mesure, les Annales sont un épisode de la longue histoire du radicalisme de gauche des intellectuels juifs, qui commence au 19ème siècle et atteindra son apogée au 20ème.
C’est dans un des deux articles publiés par Marx dans cette revue, la « Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Introduction », qu’apparaît une petite phrase qui va sanctionner le divorce entre marxisme et foi religieuse ; « la religion est l’opium du peuple ».
Considérée par partisans ou adversaires comme une sorte de résumé de la conception marxienne de la religion, cette formule ironique n’est pas du tout spécifique à Marx: on la retrouve, a quelques nuances près, avant lui, chez Moses Hess, Heinrich Heine, Bruno Bauer et plusieurs autres auteurs de cette époque.
Par ailleurs, la conception de la religion qu’avait Marx au début 1844 était néo-hégélienne (Feuerbach) et a-historique: la religion comme aliénation de l’essence humaine. Ce n’est que plus tard, à partir de l’Idéologie Allemande (1846) qu’apparaît l’analyse proprement « marxiste » de la religion comme une des formes de l’idéologie, a mettre en rapport avec les classes sociales et les conditions historiques.
En fait, Marx s’est très peu occupé des phénomènes religieux. C’est son ami Friedrich Engels qui va s’intéresser de près à l’évolution historique du christianisme, notamment dans son livre sur les guerres sociales et religieuses en Allemagne à l’époque de la Réformation.
Le petit ouvrage de Nicos Foufas est la première analyse, en langue française, de ce texte «classique » de Friedrich Engels, La guerres des paysans en Allemagne (1850). Il s’agit en fait d’une série d’articles publiés par Engels dans la Nouvelle Gazette Rhénane (revue économique-politique) éditée par les deux amis à Londres, où ils se sont réfugiés après la défaite de la révolution de 1848-49 en Allemagne.
NF met en lumière, à juste titre, la nouveauté radicale de ce texte, qui constitue en fait la première – et une des plus réussies ! – tentative d’appliquer le matérialisme historique à un événement du passé, le soulèvement des paysans (1524-25) dans le Saint-Empire romain germanique.
L’étude d’Engels, observe NF, est assez originale, par sa tentative d’expliquer les conflits religieux par les conflits de classes, mais aussi parce qu’elle ne réduit pas la religion à un facteur d’obscurantisme et de conservation : elle est aussi, dans certains conditions historiques, capable d’exprimer des aspirations subversives.
Ce fut le cas de divers mouvements hérétiques du Moyen-Age et, en particulier, de la révolte paysanne du 16è siècle, où la foi religieuse, sous la forme de la théologie révolutionnaire du prêcheur anabaptiste Thomas Münzer va jouer un rôle déterminant.
Si Engels a trouvé nécessaire d’écrire sur cet événement dans le contexte des années 1848-50, c’est parce que ce fut le plus important soulèvement révolutionnaire dans l’histoire de l’Allemagne.
La principale faiblesse de l’analyse d’Engels – à notre avis – fut d’analyser certaines croyances religieuses comme un simple « reflet » ou même « masque » d’intérêts de classe. Cependant, dans certains passages, que NF ne cite pas, Engels va dépasser ce type de réductionnisme socio-économique. Se référant au communisme de Münzer, Engels écrit :
«Sa doctrine politique correspondait exactement à cette conception religieuse révolutionnaire et dépassait tout autant les rapports sociaux et politiques existants que sa théologie dépassait les conceptions religieuses de l’époque. (…) Ce programme, était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l’époque, qu’une anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens (…).»
Ce qui est suggéré dans ce paragraphe étonnant c’est non seulement la fonction protestataire et même révolutionnaire d’un mouvement religieux, mais aussi sa dimension anticipatrice, sa fonction utopique. Nous sommes ici aux antipodes de la théorie du «reflet» : loin d’être la simple «expression» des conditions existantes, la doctrine politico-religieuse de Münzer apparaît comme une «anticipation géniale» des aspirations communistes de l’avenir.
On trouve dans ce texte une piste nouvelle, qui n’est pas explorée par Engels, mais qui sera, plus tard, richement travaillée par Ernst Bloch, depuis son essai de jeunesse sur Thomas Münzer jusqu’a son opus major sur «le Principe Espérance».
Ernst Bloch représente un tournant majeur dans l’histoire de la réflexion marxiste sur la religion: il est le premier qui a pour objectif moins la « critique de l’aliénation religieuse – même si cette dimension n’est pas absente de ses écrits – que le sauvetage de l’excédent utopique des traditions religieuses et notamment du christianisme. Son athéisme religieux le situe dans une position philosophique singulière, aussi bien opposé aux théologies institutionnelles qu’au matérialisme vulgaire.
Personne n’était plus qualifié pour traiter de ce sujet que le philosophe franco-allemand Arno Münster, disciple et biographe d’Ernst Bloch et auteur de plusieurs remarquables essais sur sa pensée. Le présent ouvrage est quelques peu désordonné : les chapitres ne suivent ni un ordre chronologique, ni une organisation thématique, ce qui résulte en un certain nombre de répétitions.
La première partie est un bref historique du rapport entre socialisme et religion, d’Auguste Blanqui à l’URSS, en passant par Jean Jaurès (mais sans Marx !), inévitablement un peu schématique. Mais l’analyse de la philosophie de la religion d’Ernst Bloch que propose Münster est une très importante contribution au débat sur marxisme et religion.
Comme le rappelle Münster, Bloch deviendra marxiste en 1921, sous l’influence de son ami Georg Lukacs ; compagnons de route du mouvement communiste, il part en exile en 1933, suite a la prise du pouvoir des Nazis, d’.abord en France et ensuite aux États Unis. Revenant en Europe après la guerre, il s’établit en République Démocratique Allemande, où il fera office de philosophe semi-officiel de 1949 à 1956. Son opposition a l’intervention Soviétique en Hongrie le fait condamner comme « révisionniste » et interdire d’enseignement. Au moment de la construction du mur en 1961, il décide de s’installer à Tübingen en Allemagne Fédérale, où il deviendra un opposant marxiste très écouté par la jeunesse rebelle des années 1968.
La philosophie de la religion est présente dans quatre moments de l’œuvre du philosophe juif-allemand :
Son ouvrage de jeunesse L’Esprit de l’Utopie (1918), notamment dans le chapitre final au titre surprenant « Karl Marx, la mort et l’Apocalypse » ; mais aussi dans un Excursus « Symbole : les Juifs ».
Le livre Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921), son premier ouvrage communiste, qui renouvelle profondément l’approche marxiste de la religion.
Le chapitre 53 du volume III de son opus magnum Le Principe Espérance, dédié aux trois grandes religions monothéistes, du point de vue de leur apport à l’utopie du Non-Encore-Etre.
L’athéisme dans le christianisme (1968), un exégèse matérialiste de la Bible, qui a suscité beaucoup de polémiques et controverses – surtout de la part de théologiens chrétiens.
Hostile a ce qu’il appelle « l’athéisme vulgaire et indigent », mais aussi aux théologies conservatrices de toutes les confessions, Bloch est fasciné par le messianisme, l’apocalypse, l’eschatologie, la Kabbale, la mystique, les hérésies; il célèbre avec enthousiasme le prophète Amos, Jesus de Nazareth, Joachim de Flore, Maître Eckhart, Jan Huss, Thomas Münzer, Wilhelm Weitling, et… Dostoyevsky. Mais ce sont Karl Marx et Friedrich Engels qui lui fournissent le fil conducteur: la lutte de classes, la praxis révolutionnaire, l’utopie communiste.
Comme le montre avec beaucoup d’intelligence et sensibilité Arno Münster, l’athéisme religieux de Bloch se manifeste avant tout dans une lecture critique, hétérodoxe et matérialiste de la Bible, à la recherche de ses moments utopiques, subversifs, émancipateurs.
Une lecture « avec les yeux du Manifeste Communiste », qui le conduira à un dialogue critique avec la théologie protestante la plus avancé : Rudolf Bultmann, Albert Schweitzer, Jürgen Moltmann et surtout son ami Paul Tillich, socialiste chrétien et allemand anti-fasciste, exilé lui aussi aux États Unis.
Bien entendu, les théologiens chrétiens ne peuvent pas accepter la proposition centrale de Bloch, paradoxale et un brin provocatrice : « seul un athée peut être un bon chrétien et seul un chrétien un bon athée ».
Avec Moltmann, lui aussi socialiste chrétien, la pomme de discorde sera la rejection catégorique, par Bloch, de la « théologie de la croix» de Paul et Luther, qui conduit, à ses yeux, à l’acceptation de la souffrance comme destin humain.
Un des théologiens protestants, Carl-Heinz Ratschow, professeur à l’Université de Marburg, va même dédier tout un ouvrage en 1972 à la discussion des thèses hérétiques d’Ernst Bloch. Malgré sa sympathie pour celui-ci, il refuse son engagement marxiste, et oppose à l’espérance de Bloch, fondée sur le combat, l’espoir chrétien, basé sur la certitude.
Ratschow rejette aussi, comme on pourrait s’attendre, l’interprétation polémique du Livre de Job par Bloch, comme étant une révolte contre Dieu, coupable de tolérer l’injustice du monde.
Finalement, la réception la plus favorable de Bloch sera celle des théologiens de la libération latino-américaine (notamment Gustavo Gutierrez) ; sans accepter son athéisme, ils partagent pleinement le pari qui se trouve dans la conclusion du livre de 1968 : « L’union de la révolution et du christianisme dans la guerre des paysans ne sera pas la dernière ».
Si des penseurs marxistes se sont intéressés au christianisme, n’existent-il pas aussi des chrétiens attirés par le marxisme ? Bien entendu, on peut en trouver plusieurs exemples, au cours de l’histoire moderne. Un livre récent, paru aux Etats Unis, fait le récit d’un cas assez étonnant : une jeune femme catholique, Grace Carlson (1906-1992), qui s’est « converti » au marxisme, devenant une des principales dirigeantes du Socialist Workers Party, organisation trotskyste associée à la Quatrième Internationale !
L’ouvrage de Donna T. Haverty-Stacke est une biographie très documentée de cet itinéraire spirituel et politique inusité. Née dans une famille catholique ouvrière d’origine irlandaise, élevée par les Sœurs de Saint-Joseph, la jeune Grace Holmes s’intéresse à la condition ouvrière, mais dans l’optique du Rerum Novarum et de la doctrine sociale de l’Eglise. Etudiante à l’Université de Minesotta, elle va se mobiliser, ensemble avec son mari Gilbert Carlson et sa sœur Dorothy, en soutien à une grande grève ouvrière a Minneapolis en 1934, qui était dirigée – fait assez exceptionnel à l’époque – par des militants trotskystes.
Tous les trois commencent à assister à des réunions politiques, ce qu’ils ne considéraient pas comme incompatible avec leur foi religieuse : ils pouvaient aller à la Messe et a un meeting socialiste le même dimanche… Au cours des années qui suivent, les deux sœurs vont se rapprocher de plus en plus des trotskystes et en 1936 elles adhérent à ce courant communiste dissident, qui va fonder, en 1937, le Socialist Workers Party ( Parti Socialiste des Travailleurs), qui se réclame de Marx, Lénine et Trotsky. Vers 1938, Grace cesse d’être une Catholique pratiquante, ce qui va provoquer sa séparation (mais pas de divorce) avec son mari Gilbert Carlson.
Quels sont les motifs de ce que l’Auteure appelle « une conversion » ? Elle suggère une hypothèse intéressante : l’affinité élective – au sens Wéberien du terme – entre la conscience ouvrière catholique de Grace et le socialisme ouvriériste du SWP. Mais cette intuition n’est pas développée dans le livre…
Au cours des années suivantes Grace deviendra la seule femme au Comité National, la direction du SWP (1942) ; après avoir passé une année en prison (1945) sous l’accusation de « vouloir renverser par la force le gouvernement des Etats Unis », elle sera en 1948 candidate à la vice-présidence des Etats Unis par le SWP – le candidat à la présidence était un des dirigeants de la grève de 1934, Farrell Dobbs.
Cependant, en 1952, une deuxième conversion aura lieu : Grace Carlson décide de quitter le Parti et de revenir à l’Eglise Catholique… Ce qui la conduit à se réconcilier avec son mari, toujours Catholique, Gilbert Carlson, mais à rompre avec sa sœur Dorothy, restée au Parti, avec son amant Ray Dunne, et avec ses nombreuses amies socialistes, avec lesquelles elle avait constitué un réseau de « sororité ». James P. Cannon, le fondateur et principal dirigeant du SWP, qui était devenu un ami personnel, a bien tenté d’expliquer à Grace que l’Eglise Catholique était « la force la plus réactionnaire et obscurantiste du monde entier », mais sans grand succès…
Perplexes, ses amis marxistes tentent d’expliquer ce revirement par la fatigue face à la répression et la chasse aux sorcières du MacCarthysme, mais pour Grace il s’agit d’autre chose : un tournant spirituel, un besoin de Dieu. J’ai changé, affirme-t-elle, mon attitude religieuse mais pas ma politique : « je suis resté Marxiste à ma façon ».
Elle sera prise en charge par les Sœurs de Saint Joseph et enseignera dans une Ecole d’Infirmerie de l’Hôpital Saint Mary – non sans coopérer avec Slant (Point de vue) un groupe marxiste chrétien de l’Angleterre, et dénoncer la guerre du Vietnam.
Il s’agit, dans le cas de Grace Carlson, d’un itinéraire singulier et personnel. Ce qu’on va trouver, une génération plus tard, en Amérique Latine, fut d’une autre dimension : tout un mouvement social, notamment dans la jeunesse catholique, va s’approprier de certains concepts marxistes et formuler une nouvelle vision chrétienne – socialiste.
Ce mouvement, né au Brésil au début des années 1960 – après la Révolution Cubaine, mais avant le Concile Vatican II – va prendre différentes formes, dont la formation, en 1962, par des militants de la Jeunesse Universitaire Chrétienne, d’un parti politique socialiste/humaniste, l’Action Populaire (AP). Ce n’est que bien plus tard, après 1971, que va se développer, à partir de cette expérience socio-politique, la théologie de la libération, non seulement au Brésil mais dans toute l’Amérique Latine.
Un des épisodes les plus frappants de cette convergence entre catholicisme et marxisme fut l’engagement, vers 1968-70, d’un groupe de frères dominicains du Couvent de Perdizes, à Sâo Paulo, avec la résistance armée contre la dictature militaire établie en 1964 au Brésil. Le livre de Leneide Duarte-Plon est la biographie d’un de ces dominicains brésiliens, Frère Tito de Alencar, qui paya de sa vie cet engagement social et politique.
Militant de la Jeunesse Etudiante Chrétienne, entré dans l’Ordre Dominicain en 1966, Tito partageait avec ses frères du Couvent à Sâo Paulo, l’admiration pour Che Guevara et Camilo Torres, et le désir d’associer le Christ et Marx dans le combat pour la libération du peuple brésilien. Tito était proche de l’Action Populaire, qui était hégémonique dans le mouvement étudiant, et il contribuera à l’organisation clandestine, en 1968, du Congrès de l’Union Nationale des Etudiants dans le village d’Ibiuna. Comme tous les délégués, il sera arrêté par la police à cette occasion, mais bientôt libéré.
Suite au durcissement de la dictature militaire en 1968 et l’impossibilité de toute protestation légale, l’aile la plus radicale de l’opposition à la dictature prendra, à partir de ce moment, les armes. La principale organisation de lutte armée contre le regime était l’Action de Libération Nationale (ALN), fondée par un dirigeant communiste dissident, Carlos Marighella.
Un groupe de jeunes dominicains – Frei Betto, Yvo Lesbaupin, Fernando Brito et d’autres – vont s’engager avec l’ALN, sans prendre les armes mais en apportant un soutien logistique ; sans appartenir à ceux qui collaborent directement avec Marighella et ses camarades, Tito de Alencar est solidaire de leur engagement.
Comme eux, il croit que l’Evangile contient une critique radicale de la société capitaliste ; et comme eux, il croit à la nécessité d’une révolution. Comme il écrira plus tard, « la révolution c’est la lutte pour un monde nouveau, une forme de messianisme terrestre, dans lequel il y a une possibilité de rencontre entre chrétiens et marxistes ».
Le 4 novembre 1969, pendant la nuit, le Commissaire de police Fleury envahi le Couvent de Perdizes et arrête plusieurs dominicains, dont Frei Tito. La plupart seront torturés et leurs aveux permettront à la police de tendre un piège à Carlos Marighella et l’assassiner. Tito n’avait pas le contact avec l’ALN et répondait par la négative à toutes les questions. Il fut deux fois soumis à la torture (chocs électriques) fin 1969 et début 1970, d’abord par Fleury et après dans les locaux du service de renseignements de l’Armée – désigné par les militaires comme « la succursale de l’enfer ».
Pour échapper à ses bourreaux, il tente de se suicider avec une lame de rasoir. Interné dans l’Hôpital militaire, il reçoit la visite du Cardinal de Sâo Paulo, D. Agnelo Rossi, un personnage conservateur, qui se solidarise avec les militaires et refuse de dénoncer les tortures des dominicains.
Envoyé finalement dans une prison » ordinaire », Tito écrit un récit de ses souffrances qui sera publié par la revue américaine Look et distribué au Brésil par les militants de la résistance, avec un retentissement considérable. Le Pape Paul VI finit par condamner « un grand pays qui applique des méthodes d’interrogation inhumaines » et remplace D.Rossi par Paulo Evaristo Arns, nouveau Cardinal de Sâo Paulo, connu pour son engagement en défense des droits de l’homme et contre la torture.
Quelques mois plus tard, des révolutionnaires enlèvent l’ambassadeur suisse et l’échangent par la libération de 70 prisonniers politiques, dont Tito de Alencar. Le jeune dominicain hésite à accepter, tant l’idée de quitter son pays lui est étrangère. Les 70 seront bannis du pays et interdits de retour. Après un bref séjour au Chili, Frei Tito s’établit chez les dominicains au Couvent Saint-Jacques à Paris.
L’exil est pour lui une grande souffrance : « C’est très dur de vivre loin de son pays et de la lutte révolutionnaire. Il faut supporter l’exil comme l’on supporte la torture ». Il participe aux campagnes de dénonciation des crimes de la dictature, et se met à étudier la théologie et les classiques du marxisme : « J’accepte l’analyse marxiste de la lutte de classes. Pour qui veut changer les structures de la société, Marx est indispensable. Mais a vision du monde que j’ai comme chrétien est différente de la vision du monde marxiste ». Le dominicain français Paul Blanquart, connu pour ses options « à gauche du Christ », le décrit comme « le plus engagé et le plus révolutionnaire des dominicains ».
Cependant, avec le passage du temps, Tito donne des signes de plus en plus inquiétants de déséquilibre psychique. Il se croit suivit et persécuté par son tortionnaire, le Commissaire Fleury. On lui propose donc, en 1973, un lieu plus tranquille : le Couvent dominicain de l’Arbresle. Il devient l’ami du frère dominicain Xavier Plassat, qui tente de l’aider, et il suit un traitement psychiatrique chez le docteur Jean-Claude Rolland. En vain.
Après le coup d’état au Chili en Septembre 1973 il devient de plus en plus angoissé, convaincu que Fleury le persécute encore, et que les dominicains, ou les infirmiers de l’hôpital psychiatrique, sont ses acolytes. Finalement, à bout de forces, désespéré, le 8 août 1974, il choisit le suicide par pendaison.
Son ami dominicain, le Frère Xavier Plassat finira par s’établir au Brésil, où il deviendra l’organisateur de la campagne contre le travail esclave de la Commission Pastorale de la Terre : selon son témoignage, « mon travail ici est un héritage laissé par Tito ».
Comme l’on sait, le Vatican, sous Jean-Paul II et sous Ratzinger, a rejeté la théologie de la libération comme « erreur », à cause, notamment, de son usage « indiscriminé » de concepts marxistes. Avec l’élection de Bergoglio, le Pape François, d’origine argentine, une période nouvelle semble s’ouvrir. Non seulement Gustavo Gutierrez a été reçu au Vatican, mais le Pape a décidé, lors d’une rencontre en 2014 avec Alexis Tsipras et Walter Baier, deux dirigeants de la Gauche Européenne, d’ouvrir un dialogue entre marxistes et chrétiens. Des dialogues de ce type avaient eu lieu dans l’après-guerre, dans certains pays d’Europe (France, Italie, Allemagne), mais une initiative sous l’égide du Vatican est sans précédent.
Le Pape a délégué pour ce dialogue l’archevêque Angelo Vincenzo Zani, Secrétaire de la Congrégation du Vatican pour l’Education Catholique, et le mouvement Focolari, un réseau laique fondé par Chiara Lubich dans l’Italie de l’après-guerre. Le livre Europe in Common est la première publication de cette tentative d’explorer une « éthique sociale transversale ». Deux des éditeurs de l’ouvrage, Franz Kronreif et Luisa Sello, appartiennent au reseau Focolari, et les deux autres, Walter Baier (ex-secrétaire général du Parti Communiste autrichien) et Cornelia Hildebrandt, de la Fondation Rosa Luxemburg de Berlin représentent Transform !, réseau des Fondations de Recherche marxistes liées à la Gauche européenne.
Le dialogue s’est déroulé ’abord dans les locaux de l’Institut Universitaire Sophia, du mouvement Focolari, situé au village de Loppiano, près de Florence, où les participants furent reçus par le sociologue belge Bernard Callebaut. D’autres symposiums on eu lieu à Castelgandolfo – la résidence d’été du Pape ! – et à Vienne. En septembre 2018 cependant eut lieu une Université d’été conjointe, dans les locaux de l’Université de la Mer Egée, situés dans l’ile de Syros, siège d’une traditionnelle communauté catholique. La plupart des documents réunis dans le recueil Europe as a Common (Premier Volume) sont des présentations faites pendant cette initiative. Au cours de leur cursus, les étudiants, issus des deux courants, ont rédigé ensemble un document « Le Manifeste d’Hermoupolis », qui figure aussi dans le livre.
En leur introduction, les quatre éditeurs du recueil rappellent que le but du dialogue n’est pas la conversion mutuelle, ni la production d’un syncrétisme, mais dans la recherche du commun sans ignorer les différences fondamentales. Trois interventions initiales servent de point de départ :
Franz Kronreif, du mouvement Focolari, parle de « consensus dans la différence » et propose que les repères initiaux du dialogue soient l’Encyclique Laudato Si du Pape François et les Thèses Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin.
Walter Baier, du réseau Transform ! rappelle le besoin pour les marxistes d’une réflexion auto-critique sur les crimes commis au nom du socialisme en URSS ; il trouve dans les écrits de Karl Polanyi des éléments pour une convergence entre socialisme et christianisme. Enfin, l’archevêque Zani, dans un salut adressé à l’Université d’été de 2018, rend hommage aux idéaux de justice, fraternité et solidarité des jeunes participants à cette rencontre.
Au cours des dialogues et des débats à l’Université d’été, on a pu assister à des confrontations entre points de vue assez opposés, comme par exemple entre Leonce Bekemans, Professeur de la Chaire Jean Monnet à l’Université de Padoue, partisan convaincu de l’Union Européenne « réellement existante », et Luciana Castellina, ancienne députée communiste européenne, qui rêve d’un « autre Europe », non soumise aux marchés capitalistes.
Parfois cependant les interlocuteurs des deux bords ont réussi à élaborer un document commun, come ce fut le cas de Cornelia Hildebrandt et de Pal Toth, professeur à l’Institut Universitaire de Sophia, sur « Une stratégie non-violente dans un monde pluriel ». Le même vaut pour la contribution de Petra Steinmair-Pösel, une théologienne liée aux Focolari, en collaboration avec Michael Brie, de la Fondation Rosa Luxemburg de Berlin, sur « Les Communs : notre terrain commun ? ».
Europe as a Common contient aussi des contributions de Piero Coda, recteur de l’Institut Universitaire de Sophia, de Bernard Callebaut, sociologue de cette même Institution, de Spyros Syropoulos, professeur à l’Université de la Mer Egée, d’Alberto Lo Presti, de l’Université catholique Lumsa de Rome, de José Manuel Pureza, professeur à l’Université de Coimbra et député du Bloc de Gauche au Parlement portugais, du théologien musulman Adnane Mokrani – un plaidoyer pour « un Etat séculaire comme nécessité religieuse » – du psychologue social Thomas Stucke, du politologue colombien Javier Andres Baquero (qui raconte son expérience dans la gestion « verte » de la ville de Bogota), et de l’auteur de la présente notice. L’ensemble, qui témoigne de la pluralité des perspectives engagées dans cette initiative « transversale », est complété par une conférence du Pape François sur « L’option préférentielle pour les pauvres le critère-clé de l’authenticité chrétienne » (19/8/2020).
Que conclure de cet itinéraire bibliographique passablement accidenté, qui nous conduit du jeune Marx au Pontifex Maximum Bergoglio ? La seule conclusion c’est que le rapport entre marxistes et chrétiens reste un livre ouvert, dont les prochains chapitres seront rédigés moins à partir des Saintes Ecritures des uns et des autres, qu’en réponse aux défis écologiques, sociaux et éthiques du 21ème siècle.
Michael LÖWY
Friedrich ENGELS et Karl MARX Annales franco-allemandes, Edition complète préparée par Alix Bouffard et Pauline Clochec, . Traduction par J-C Angaut, V.Beguin, A.Bouffard, J-M Buée, P.Clochec, C.Fradin, M. L’Homme et J.Quétier. Présentation et annotation par P.Clochec, Paris, Editions Sociales, Geme (Grande Edition Marx et Engels), 2020, 328 pages ;
Nicos FOUFAS, Friedrich Engels et la Guerre des Paysans Allemands, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2020, 117 pages, 14 euros.
Arno MÜNSTER, Socialisme et religion au XXe Siècle. Judaisme, Christianisme et athéisme dans la philosophie de la religion d’Ernst Bloch, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture Philosophique », 2018, 175 pages;
Donna T. HAVERTY-STACKE, The FieRce Life of Grace Holmes Carlson, New York, New York University Press, 2021, 289 pages;
Leneide DUARTE-PLON et Clarisse MEIRELLES, Tito de Alencar (1945-1974). Un dominicain brésilien martyr de la dictature, Paris, Karthala, Collection « Signes des Temps », 2020, 308 pages. Traduit du portugais par les auteures. Préface de Vladimir Safatle, Avant-Propos de Xavier Plassat ;
Walter BAIER, Cornelia HILDEBRANDT, Franz KRONREIF, Luisa SELLO (Eds.), Europe as a Common. Exploring Transversal Social Ethics, Zürich, LIT Verlag, 2021, Vol. I, 267 pages.