Le capital au xxie siècle
Thomas Piketty
Introduction
La répartition des richesses est l’une des questions les plus vives et les plus débattues aujourd’hui. Mais que sait- on vraiment de son évolution sur le long terme ? La dynamique de l’accumulation du capital privé conduit- elle inévitablement à une concentration toujours plus forte de la richesse et du pouvoir entre quelques mains, comme l’a cru Marx au xixe siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance, de la concurrence et du progrès technique conduisent- elles spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse stabilisation dans les phases avancées du développement, comme l’a pensé Kuznets au xxe siècle ? Que sait- on réellement de l’évolution de la répartition des revenus et des patrimoines depuis le xviiie siècle, et quelles leçons peut- on en tirer pour le xxie ?
Telles sont les questions auxquelles je tente de répondre
dans ce livre. Disons- le d’emblée : les réponses apportées sont
imparfaites et incomplètes. Mais elles se fondent sur des don-
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nées historiques et comparatives beaucoup plus étendues que
tous les travaux antérieurs, portant sur trois siècles et plus de
vingt pays, et sur un cadre théorique renouvelé permettant de
mieux comprendre les tendances et les mécanismes à l’oeuvre.
La croissance moderne et la diffusion des connaissances ont
permis d’éviter l’apocalypse marxiste, mais n’ont pas modifié
les structures profondes du capital et des inégalités – ou tout
du moins pas autant qu’on a pu l’imaginer dans les décennies
optimistes de l’après-Seconde Guerre mondiale. Dès lors que
le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux
de croissance de la production et du revenu, ce qui était le
cas jusqu’au xixe siècle et risque fort de redevenir la norme
au xxie siècle, le capitalisme produit mécaniquement des
inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en
cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos
sociétés démocratiques. Des moyens existent cependant pour
que la démocratie et l’intérêt général parviennent à reprendre
le contrôle du capitalisme et des intérêts privés, tout en
repoussant les replis protectionnistes et nationalistes. Ce livre
tente de faire des propositions en ce sens, en s’appuyant sur
les leçons de ces expériences historiques, dont le récit forme
la trame principale de l’ouvrage.
Un débat sans source ?
Pendant longtemps, les débats intellectuels et politiques
sur la répartition des richesses se sont nourris de beaucoup
de préjugés, et de très peu de faits.
Certes, on aurait bien tort de sous- estimer l’importance
des connaissances intuitives que chacun développe au sujet
des revenus et des patrimoines de son temps, en l’absence
de tout cadre théorique et de toute statistique représentative.
Nous verrons par exemple que le cinéma et la littérature, en
particulier le roman du xixe siècle, regorgent d’informations
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
16
extrêmement précises sur les niveaux de vie et de fortune des
différents groupes sociaux, et surtout sur la structure profonde
des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie
de chacun. Les romans de Jane Austen et de Balzac, notamment,
nous offrent des tableaux saisissants de la répartition
des richesses au Royaume- Uni et en France dans les années
1790-1830. Les deux romanciers ont une connaissance intime
de la hiérarchie des patrimoines en vigueur autour d’eux.
Ils en saisissent les frontières secrètes, ils en connaissent les
conséquences implacables sur la vie de ces hommes et de ces
femmes, sur leurs stratégies d’alliance, sur leurs espoirs et leurs
malheurs. Ils en déroulent les implications avec une vérité et
une puissance évocatrice qu’aucune statistique, aucune analyse
savante ne saurait égaler.
De fait, la question de la répartition des richesses est trop
importante pour être laissée aux seuls économistes, sociologues,
historiens et autres philosophes. Elle intéresse tout le
monde, et c’est tant mieux. La réalité concrète et charnelle
de l’inégalité s’offre au regard de tous ceux qui la vivent,
et suscite naturellement des jugements politiques tranchés
et contradictoires. Paysan ou noble, ouvrier ou industriel,
serveur ou banquier : chacun, depuis le poste d’observation
qu’il occupe, voit des choses importantes sur les conditions
de vie des uns et des autres, sur les rapports de pouvoir et
de domination entre groupes sociaux, et se forge sa propre
conception de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. La
question de la répartition des richesses aura toujours cette
dimension éminemment subjective et psychologique, irréductiblement
politique et conflictuelle, qu’aucune analyse prétendument
scientifique ne saurait apaiser. Fort heureusement,
la démocratie ne sera jamais remplacée par la république des
experts.
Pour autant, la question de la répartition mérite aussi d’être
étudiée de façon systématique et méthodique. En l’absence
de sources, de méthodes et de concepts précisément définis,
INTRODUCTION
17
il est possible de dire tout et son contraire. Pour certains, les
inégalités sont toujours croissantes, et le monde toujours plus
injuste, par définition. Pour d’autres, les inégalités sont naturellement
décroissantes, ou bien spontanément harmonieuses,
et surtout rien ne doit être fait qui risquerait de perturber cet
heureux équilibre. Face à ce dialogue de sourds, où chaque
camp justifie souvent sa propre paresse intellectuelle par celle
du camp d’en face, il existe un rôle pour une démarche
de recherche systématique et méthodique – à défaut d’être
pleinement scientifique. L’analyse savante ne mettra jamais
fin aux violents conflits politiques suscités par les inégalités.
La recherche en sciences sociales est et sera toujours balbutiante
et imparfaite. Elle n’a pas la prétention de transformer
l’économie, la sociologie et l’histoire en sciences exactes.
Mais en établissant patiemment des faits et des régularités,
et en analysant sereinement les mécanismes économiques,
sociaux, politiques, susceptibles d’en rendre compte, elle peut
faire en sorte que le débat démocratique soit mieux informé
et se focalise sur les bonnes questions. Elle peut contribuer
à redéfinir sans cesse les termes du débat, à démasquer les
certitudes toutes faites et les impostures, à tout remettre toujours
en cause et en question. Tel est, à mon sens, le rôle
que peuvent et doivent jouer les intellectuels, et parmi eux
les chercheurs en sciences sociales, citoyens parmi d’autres,
mais qui ont la chance d’avoir plus de temps que d’autres
pour se consacrer à l’étude (et même d’être payés pour cela
– privilège considérable).
Or, pendant longtemps, force est de constater que les
recherches savantes consacrées à la répartition des richesses se
sont fondées sur relativement peu de faits solidement établis,
et sur beaucoup de spéculations purement théoriques. Avant
d’exposer plus précisément les sources sur lesquelles je me
suis fondé et que j’ai tenté de rassembler dans le cadre de ce
livre, il est utile de dresser un rapide historique des réflexions
sur ces questions.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
18
Malthus, Young et la Révolution française
Quand naît l’économie politique classique, au Royaume- Uni
et en France, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle,
la question de la répartition est déjà au centre de toutes les
analyses. Chacun voit bien que des transformations radicales
ont commencé, avec notamment une croissance démographique
soutenue – inconnue jusqu’alors – et les débuts de
l’exode rural et de la révolution industrielle. Quelles seront
les conséquences de ces bouleversements pour la répartition
des richesses, la structure sociale et l’équilibre politique des
sociétés européennes ?
Pour Thomas Malthus, qui publie en 1798 son Essai sur
le principe de population, aucun doute n’est permis : la surpopulation
est la principale menace 1. Ses sources sont maigres,
mais il tente de les mobiliser au mieux. Il est notamment
influencé par les récits de voyage d’Arthur Young, agronome
anglais qui a sillonné les routes du royaume de France en
1787-1788, à la veille de la Révolution, de Calais aux Pyrénées,
en passant par la Bretagne et la Franche- Comté, et qui
raconte la misère des campagnes françaises.
Tout n’est pas faux dans ce passionnant récit, loin de là. À
l’époque, la France est de loin le pays européen le plus peuplé,
et constitue donc un point d’observation idéal. Autour de
1700, le royaume de France comptait déjà plus de 20 millions
d’habitants, à un moment où le Royaume- Uni comprenait
à peine plus de 8 millions d’âmes (et l’Angleterre environ
5 millions). L’Hexagone voit sa population progresser à un
rythme soutenu tout au long du xviiie siècle, de la fin du
règne de Louis XIV à celui de Louis XVI, à tel point que
1. Thomas Malthus (1766-1834) est un économiste anglais, considéré
comme l’un des plus influents de l’école « classique », aux côtés d’Adam
Smith (1723-1790) et de David Ricardo (1772-1823).
INTRODUCTION
19
la population française s’approche des 30 millions d’habitants
dans les années 1780. Tout laisse à penser que ce dynamisme
démographique, inconnu au cours des siècles précédents, a
effectivement contribué à la stagnation des salaires agricoles
et à la progression de la rente foncière dans les décennies
menant à la déflagration de 1789. Sans en faire la cause
unique de la Révolution française, il paraît évident que cette
évolution n’a pu qu’accroître l’impopularité grandissante de
l’aristocratie et du régime politique en place.
Mais le récit de Young, publié en 1792, est également
empreint de préjugés nationalistes et de comparaisons approximatives.
Notre grand agronome est fort insatisfait des auberges
qu’il traverse et de la tenue des servantes qui lui apportent
à manger, qu’il décrit avec dégoût. Il entend déduire de
ses observations, souvent assez triviales et anecdotiques, des
conséquences pour l’histoire universelle. Il est surtout très
inquiet des excès politiques auxquels la misère des masses
risque de conduire. Young est notamment convaincu que
seul un système politique à l’anglaise, avec Chambres séparées
pour l’aristocratie et le tiers état, et droit de veto pour la
noblesse, permet un développement harmonieux et paisible,
mené par des gens responsables. Il est persuadé que la France
court à sa perte en acceptant en 1789-1790 de faire siéger
les uns et les autres dans un même Parlement. Il n’est pas
exagéré de dire que l’ensemble de son récit est surdéterminé
par sa crainte de la Révolution française. Quand on disserte
sur la répartition des richesses, la politique n’est jamais très
loin, et il est souvent difficile d’échapper aux préjugés et aux
intérêts de classe de son temps.
Quand le révérend Malthus publie en 1798 son fameux
Essai, il est encore plus radical que Young dans ses conclusions.
Il est comme son compatriote très inquiet des nouvelles
politiques venant de France, et pour s’assurer que de tels excès
ne s’étendront pas un jour au Royaume- Uni, il considère
qu’il faut supprimer d’urgence tout système d’assistance aux
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
20
pauvres et contrôler sévèrement la natalité de ces derniers,
faute de quoi le monde entier sombrera dans la surpopulation,
le chaos et la misère. En vérité, il est impossible de
comprendre la noirceur – excessive – des prévisions malthusiennes
sans prendre en compte la peur qui saisit une bonne
part des élites européennes dans les années 1790.
Ricardo : le principe de rareté
Rétrospectivement, il est évidemment aisé de se moquer
de ces prophètes de malheur. Mais il est important de réaliser
que les transformations économiques et sociales en cours à la
fin du xviiie et au début du xixe siècle étaient objectivement
assez impressionnantes, voire traumatisantes. En vérité, la plupart
des observateurs de l’époque – et pas seulement Malthus
et Young – avaient une vision relativement sombre, voire
apocalyptique, de l’évolution à long terme de la répartition
des richesses et de la structure sociale. C’est notamment le
cas de David Ricardo et de Karl Marx, qui sont sans doute
les deux économistes les plus influents du xixe siècle, et
qui s’imaginaient tous deux qu’un petit groupe social – les
propriétaires terriens chez Ricardo, les capitalistes industriels
chez Marx – allait inévitablement s’approprier une part sans
cesse croissante de la production et du revenu 1.
Pour Ricardo, qui publie en 1817 ses Principes de l’économie
politique et de l’impôt, le principal souci concerne l’évolution
à long terme du prix de la terre et du niveau de la rente
foncière. De même que Malthus, il ne dispose pratiquement
1. Il existe bien sûr une école libérale davantage portée sur l’optimisme :
Adam Smith en semble pétri, et à dire vrai ne se pose pas véritablement
la question d’une possible divergence de la répartition des richesses à long
terme. Il en va de même de Jean- Baptiste Say (1767-1832), qui croit lui
aussi dans l’harmonie naturelle.
INTRODUCTION
21
d’aucune source statistique digne de ce nom. Mais cela ne
l’empêche pas d’avoir une connaissance intime du capitalisme
de son temps. Issu d’une famille de financiers juifs d’origine
portugaise, il semble en outre avoir moins de préjugés
politiques que Malthus, Young ou Smith. Il est influencé
par le modèle de Malthus mais pousse le raisonnement plus
loin. Il est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant :
à partir du moment où la croissance de la population et
de la production se prolonge durablement, la terre tend à
devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens.
La loi de l’offre et de la demande devrait conduire à une
hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux
propriétaires terriens. À terme, ces derniers recevront donc
une part de plus en plus importante du revenu national, et
le reste de la population une part de plus en plus réduite, ce
qui serait destructeur pour l’équilibre social. Pour Ricardo,
la seule issue logiquement et politiquement satisfaisante est
un impôt sans cesse plus lourd sur la rente foncière.
Nous verrons que cette sombre prédiction ne s’est pas
vérifiée : la rente foncière est certes longtemps restée à des
niveaux élevés, mais pour finir la valeur des terres agricoles
a inexorablement décliné relativement aux autres formes de
richesses, au fur et à mesure que le poids de l’agriculture
dans le revenu national diminuait. En écrivant dans les années
1810, Ricardo ne pouvait sans doute pas anticiper l’ampleur
du progrès technique et de la croissance industrielle qui allait
avoir lieu dans le siècle qui s’ouvrait. De même que Malthus
et Young, il ne parvenait pas à imaginer une humanité
totalement affranchie de la contrainte alimentaire et agricole.
Son intuition sur le prix de la terre n’en demeure pas moins
intéressante : le « principe de rareté » sur lequel il s’appuie
peut potentiellement conduire certains prix à prendre des
valeurs extrêmes pendant de longues décennies. Cela peut
être amplement suffisant pour déstabiliser profondément des
sociétés entières. Le système de prix joue un rôle irrempla-
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
22
çable pour coordonner les actions de millions d’individus
– voire de milliards d’individus dans le cadre de la nouvelle
économie-monde. Le problème est qu’il ne connaît ni limite
ni morale.
On aurait bien tort de négliger l’importance de ce principe
pour l’analyse de la répartition mondiale des richesses au
xxie siècle – il suffit pour s’en convaincre de remplacer dans
le modèle de Ricardo le prix des terres agricoles par celui
de l’immobilier urbain dans les grandes capitales, ou bien par
le prix du pétrole. Dans les deux cas, si l’on prolonge pour
la période 2010-2050 ou 2010-2100 la tendance observée
au cours des années 1970-2010, alors on aboutit à des déséquilibres
économiques, sociaux et politiques d’une ampleur
considérable, entre pays comme à l’intérieur des pays, qui
ne sont pas loin de faire penser à l’apocalypse ricardienne.
Certes, il existe en principe un mécanisme économique
fort simple permettant d’équilibrer le processus : le jeu de
l’offre et de la demande. Si un bien est en offre insuffisante
et si son prix est trop élevé, alors la demande pour ce bien
doit baisser, ce qui permettra de calmer le jeu. Autrement
dit, si les prix immobiliers et pétroliers augmentent, il suffit
d’aller habiter à la campagne, ou bien d’utiliser le vélo (ou
les deux à la fois). Mais outre que cela peut être un peu
désagréable et compliqué, un tel ajustement peut prendre
plusieurs dizaines d’années, au cours desquelles les propriétaires
des immeubles et du pétrole peuvent accumuler des créances
tellement importantes vis- à- vis du reste de la population
qu’ils se retrouveront à posséder durablement tout ce qu’il
y a à posséder, y compris la campagne et les vélos 1. Comme
1. L’autre possibilité est bien sûr d’augmenter l’offre, en découvrant
de nouveaux gisements (ou de nouvelles sources d’énergie, si possible plus
propres), ou en densifiant l’habitat urbain (par exemple en construisant des
tours plus hautes), ce qui pose d’autres difficultés. En tout état de cause,
cela peut également prendre des décennies.
INTRODUCTION
23
toujours, le pire n’est jamais certain. Il est beaucoup trop
tôt pour annoncer au lecteur qu’il devra payer son loyer à
l’émir du Qatar d’ici à 2050 : cette question sera examinée
en son temps, et la réponse que nous apporterons sera évidemment
plus nuancée, quoique moyennement rassurante.
Mais il est important de comprendre dès à présent que le
jeu de l’offre et de la demande n’interdit nullement une telle
possibilité, à savoir une divergence majeure et durable de la
répartition des richesses liée à des mouvements extrêmes de
certains prix relatifs. C’est le message principal du principe
de rareté introduit par Ricardo. Nous ne sommes pas obligés
de jouer avec les dés.
Marx : le principe d’accumulation infinie
Quand Marx publie en 1867 le premier tome du Capital,
soit exactement un demi- siècle après la publication des
Principes de Ricardo, les réalités économiques et sociales ont
profondément évolué : il ne s’agit plus de savoir si l’agriculture
pourra nourrir une population croissante ou si le prix de la
terre montera jusqu’au ciel, mais bien plutôt de comprendre
la dynamique d’un capitalisme industriel en plein essor.
Le fait le plus marquant de l’époque est la misère du
prolétariat industriel. En dépit de la croissance, ou peut- être
en partie à cause d’elle, et de l’énorme exode rural que la
progression de la population et de la productivité agricole
a commencé à provoquer, les ouvriers s’entassent dans des
taudis. Les journées de travail sont longues, pour des salaires
très bas. Une nouvelle misère urbaine se développe, plus
visible, plus choquante, et par certains côtés plus extrême
encore que la misère rurale de l’Ancien Régime. Germinal,
Oliver Twist ou Les Misérables ne sont pas nés de l’imagination
des romanciers, pas plus que les lois interdisant le travail
des enfants de moins de 8 ans dans les manufactures – en
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
24
France en 1841 – ou de moins de 10 ans dans les mines – au
Royaume- Uni en 1842. Le Tableau de l’état physique et moral
des ouvriers employés dans les manufactures, publié en France en
1840 par le Dr Villermé et qui inspire la timide législation
de 1841, décrit la même réalité sordide que La Situation de
la classe laborieuse en Angleterre, publié en 1845 par Engels 1.
De fait, toutes les données historiques dont nous disposons
aujourd’hui indiquent qu’il faut attendre la seconde moitié
– ou même plutôt le dernier tiers – du xixe siècle pour
observer une hausse significative du pouvoir d’achat des
salaires. Des années 1800-1810 aux années 1850-1860, les
salaires ouvriers stagnent à des niveaux très faibles – proches de
ceux du xviiie siècle et des siècles précédents, voire inférieurs
dans certains cas. Cette longue phase de stagnation salariale,
que l’on observe aussi bien au Royaume- Uni qu’en France,
est d’autant plus impressionnante que la croissance économique
s’accélère pendant cette période. La part du capital
– profits industriels, rente foncière, loyers urbains – dans le
revenu national, dans la mesure où on peut l’estimer avec
les sources imparfaites dont on dispose aujourd’hui, progresse
fortement dans les deux pays au cours de la première moitié
du xixe siècle 2. Elle diminuera légèrement dans les dernières
décennies du xixe siècle, quand les salaires rattraperont en
partie leur retard de croissance. Les données que nous avons
rassemblées indiquent toutefois qu’aucune diminution structurelle
des inégalités ne se produit avant la Première Guerre
1. Friedrich Engels (1820-1895), qui deviendra ami et collaborateur de
Marx, a une expérience directe de son objet : il s’installe en 1842 à Manchester
et dirige une fabrique possédée par son père.
2. L’historien Robert Allen a récemment proposé de nommer « pause
d’Engels » cette longue stagnation salariale. Voir R. Allen, « Engels’ pause :
a pessimist’s guide to the British industrial revolution », Oxford University,
2007. Voir également R. Allen, « Engels’ pause : technical change, capital
accumulation, and inequality in the British industrial revolution », Explorations
in Economic History, 2009.
INTRODUCTION
25
mondiale. Au cours des années 1870-1914, on assiste au mieux
à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement
élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin,
avec en particulier une concentration de plus en plus forte des
patrimoines. Il est bien difficile de dire où aurait mené cette
trajectoire sans les chocs économiques et politiques majeurs
entraînés par la déflagration de 1914-1918, qui apparaissent
à la lumière de l’analyse historique, et avec le recul dont
nous disposons aujourd’hui, comme les seules forces menant
à la réduction des inégalités depuis la révolution industrielle.
Toujours est- il que la prospérité du capital et des profits
industriels, par comparaison à la stagnation des revenus allant
au travail, est une réalité tellement évidente dans les années
1840-1850 que chacun en est parfaitement conscient, même
si personne ne dispose à ce moment de statistiques nationales
représentatives. C’est dans ce contexte que se développent les
premiers mouvements communistes et socialistes. L’interrogation
centrale est simple : à quoi sert le développement de
l’industrie, à quoi servent toutes ces innovations techniques,
tout ce labeur, tous ces exodes, si au bout d’un demi- siècle
de croissance industrielle la situation des masses est toujours
aussi misérable, et si l’on en est réduit à interdire le travail
dans les usines pour les enfants au- dessous de 8 ans ? La
faillite du système économique et politique en place paraît
évidente. La question suivante l’est tout autant : que peut- on
dire de l’évolution à long terme d’un tel système ?
C’est à cette tâche que s’attelle Marx. En 1848, à la veille
du « Printemps des peuples », il avait déjà publié le Manifeste
communiste, texte court et efficace qui débute par le fameux
« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme 1 »
1. Et la première phrase de se poursuivre ainsi : « Toutes les puissances
de la vieille Europe se sont unies en une Sainte- Alliance pour traquer ce
spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et
les policiers d’Allemagne. » Le talent littéraire et polémique de Karl Marx
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
26
et se termine par la non moins fameuse prédiction révolutionnaire
: « Le développement de la grande industrie sape,
sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel
elle a établi son système de production et d’appropriation.
Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa
chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. »
Dans les deux décennies qui vont suivre, Marx va s’appliquer
à écrire le volumineux traité qui devait justifier cette
conclusion et fonder l’analyse scientifique du capitalisme et
de son effondrement. Cette oeuvre restera inachevée : le
premier tome du Capital est publié en 1867, mais Marx
s’éteint en 1883 sans avoir terminé les deux tomes suivants,
qui seront publiés après sa mort par son ami Engels, à partir
des fragments de manuscrits parfois obscurs qu’il a laissés.
Comme Ricardo, Marx entend asseoir son travail sur
l’analyse des contradictions logiques internes du système capitaliste.
Il entend ainsi se distinguer à la fois des économistes
bourgeois (qui voient dans le marché un système autorégulé,
c’est- à- dire capable de s’équilibrer tout seul, sans divergence
majeure, à l’image de la « main invisible » de Smith et de
la « loi des débouchés » de Say), et des socialistes utopiques
ou proudhoniens, qui selon lui se contentent de dénoncer la
misère ouvrière, sans proposer d’étude véritablement scientifique
des processus économiques à l’oeuvre 1. Pour résumer,
Marx part du modèle ricardien du prix du capital et du principe
de rareté, et pousse plus loin l’analyse de la dynamique
du capital, en considérant un monde où le capital est avant
tout industriel (machines, équipements, etc.) et non terrien,
et peut donc potentiellement s’accumuler sans limite. De
(1818-1883), philosophe et économiste allemand, explique sans doute une
part de son immense influence.
1. Marx avait publié en 1847 Misère de la philosophie, livre dans lequel
il tourne en dérision la Philosophie de la misère publiée quelques années plus
tôt par Proudhon.
INTRODUCTION
27
fait, sa principale conclusion est ce que l’on peut appeler le
« principe d’accumulation infinie », c’est- à- dire la tendance
inévitable du capital à s’accumuler et à se concentrer dans
des proportions infinies, sans limite naturelle – d’où l’issue
apocalyptique prévue par Marx : soit l’on assiste à une baisse
tendancielle du taux de rendement du capital (ce qui tue le
moteur de l’accumulation et peut conduire les capitalistes à
s’entre- déchirer), soit la part du capital dans le revenu national
s’accroît indéfiniment (ce qui conduit à plus ou moins
brève échéance les travailleurs à s’unir et à se révolter). Dans
tous les cas, aucun équilibre socio- économique ou politique
stable n’est possible.
Ce noir destin ne s’est pas davantage réalisé que celui
prévu par Ricardo. À partir du dernier tiers du xixe siècle,
les salaires se sont enfin mis à progresser : l’amélioration du
pouvoir d’achat se généralise, ce qui change radicalement la
donne, même si les inégalités demeurent extrêmement fortes
et continuent par certains aspects de progresser jusqu’à la
Première Guerre mondiale. La révolution communiste a bien
eu lieu, mais dans le pays le plus attardé d’Europe, celui où
la révolution industrielle avait à peine commencé (la Russie),
pendant que les pays européens les plus avancés exploraient
d’autres voies, sociales- démocrates, fort heureusement pour
leurs populations. De même que les auteurs précédents, Marx
a totalement négligé la possibilité d’un progrès technique
durable et d’une croissance continue de la productivité, force
dont nous verrons qu’elle permet d’équilibrer – dans une
certaine mesure – le processus d’accumulation et de concentration
croissante du capital privé. Sans doute manquait- il de
données statistiques pour affiner ses prédictions. Sans doute
aussi est- il victime du fait qu’il avait fixé ses conclusions dès
1848, avant même d’entreprendre les recherches susceptibles
de les justifier. De toute évidence, Marx écrivait dans un
climat de grande exaltation politique, ce qui conduit parfois
à des raccourcis hâtifs auxquels il est difficile d’échapper
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
28
– d’où l’absolue nécessité de rattacher le discours théorique
à des sources historiques aussi complètes que possible, ce que
Marx ne cherche pas véritablement à faire autant qu’il aurait
pu 1. Sans compter que Marx ne s’est guère posé la question
de l’organisation politique et économique d’une société où
la propriété privée du capital aurait été entièrement abolie
– problème complexe s’il en est, comme le montrent les
dramatiques improvisations totalitaires des régimes qui s’y
sont engagés.
Nous verrons cependant que, malgré toutes ses limites,
l’analyse marxiste conserve sur plusieurs points une certaine
pertinence. Tout d’abord, Marx part d’une vraie question
(une invraisemblable concentration des richesses pendant la
révolution industrielle) et tente d’y répondre, avec les moyens
dont il dispose : voici une démarche dont les économistes
d’aujourd’hui feraient bien de s’inspirer. Ensuite et surtout,
le principe d’accumulation infinie défendu par Marx contient
une intuition fondamentale pour l’analyse du xxie comme du
xixe siècle, et plus inquiétante encore d’une certaine façon
que le principe de rareté cher à Ricardo. Dès lors que le
taux de croissance de la population et de la productivité
est relativement faible, les patrimoines accumulés dans le
passé prennent naturellement une importance considérable,
potentiellement démesurée et déstabilisatrice pour les sociétés
concernées. Autrement dit, une croissance faible ne permet
d’équilibrer que faiblement le principe marxiste d’accumulation
infinie : il en résulte un équilibre qui n’est pas aussi
apocalyptique que celui prévu par Marx, mais qui n’en est
1. Nous reviendrons dans le chapitre 6 sur les relations que Marx entretient
avec les statistiques. Pour résumer : Marx tente parfois de mobiliser au
mieux l’appareil statistique de son temps (qui a fait quelques progrès depuis
l’époque de Malthus et de Ricardo, tout en restant objectivement assez
rudimentaire), mais le plus souvent de façon relativement impressionniste,
sans que le lien avec ses développements théoriques soit toujours établi très
clairement.
INTRODUCTION
29
pas moins assez perturbant. L’accumulation s’arrête à un point
fini, mais ce point peut être extrêmement élevé et déstabilisant.
Nous verrons que la très forte hausse de la valeur
totale des patrimoines privés, mesurée en années de revenu
national, que l’on constate depuis les années 1970-1980 dans
l’ensemble des pays riches – particulièrement en Europe et
au Japon –, relève directement de cette logique.
De Marx à Kuznets : de l’apocalypse au conte de fées
En passant des analyses de Ricardo et de Marx au xixe siècle
à celles de Simon Kuznets au xxe siècle, on peut dire que
la recherche économique est passée d’un goût prononcé – et
sans doute excessif – pour les prédictions apocalyptiques à
une attirance non moins excessive pour les contes de fées, ou
à tout le moins pour les « happy ends ». Selon la théorie de
Kuznets, les inégalités de revenus sont en effet spontanément
appelées à diminuer dans les phases avancées du développement
capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou
les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau
acceptable. Proposée en 1955, il s’agit véritablement d’une
théorie pour le monde enchanté des « Trente Glorieuses » :
il suffit d’être patient et d’attendre un peu pour que la
croissance bénéficie à tous 1. Une expression anglo- saxonne
résume fidèlement la philosophie du moment : « Growth is
a rising tide that lifts all boats » (« La croissance est une vague
montante qui porte tous les bateaux »). Il faut aussi rapprocher
ce moment optimiste de l’analyse par Robert Solow en
1. S. Kuznets, « Economic growth and income inequality », The American
Economic Review, 1955. Les Trente Glorieuses sont le nom souvent
donné – surtout en Europe continentale – aux trois décennies suivant la
Seconde Guerre mondiale, caractérisées par une croissance particulièrement
forte (nous y reviendrons).
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
30
1956 des conditions d’un « sentier de croissance équilibré »,
c’est- à- dire une trajectoire de croissance où toutes les grandeurs
– production, revenus, profits, salaires, capital, cours
boursiers et immobiliers, etc. – progressent au même rythme,
si bien que chaque groupe social bénéficie de la croissance
dans les mêmes proportions, sans divergence majeure 1. C’est
le contraire absolu de la spirale inégalitaire ricardienne ou
marxiste et des analyses apocalyptiques du xixe siècle.
Pour bien comprendre l’influence considérable de la théorie
de Kuznets, au moins jusqu’aux années 1980-1990, et dans
une certaine mesure jusqu’à nos jours, il faut insister sur le
fait qu’il s’agit de la première théorie dans ce domaine qui
s’appuie sur un travail statistique approfondi. De fait, il faut
attendre le milieu du xxe siècle pour que soient enfin établies
les premières séries historiques sur la répartition des revenus,
avec la publication en 1953 de l’ouvrage monumental
consacré par Kuznets à La Part des hauts revenus dans le revenu
et l’épargne. Concrètement, les séries de Kuznets ne portent
que sur un seul pays (les États- Unis), et sur une période de
trente- cinq années (1913-1948). Il s’agit cependant d’une
contribution majeure, qui mobilise deux sources de données
totalement inaccessibles aux auteurs du xixe siècle : d’une
part, les déclarations de revenus issues de l’impôt fédéral sur
le revenu créé aux États- Unis en 1913 ; d’autre part, les
estimations du revenu national des États- Unis, établies par
le même Kuznets quelques années plus tôt. C’est la toute
première fois qu’une tentative aussi ambitieuse de mesure de
l’inégalité d’une société voit le jour 2.
1. R. Solow, « A contribution to the theory of economic growth »,
Quarterly Journal of Economics, 1956.
2. Voir S. Kuznets, Shares of Upper Income Groups in Income and Savings,
NBER, 1953. Simon Kuznets est un économiste américain, né en Ukraine
en 1901, installé aux États- Unis à partir de 1922, étudiant à Columbia,
puis professeur à Harvard ; il décède en 1985. Il est à la fois l’auteur des
INTRODUCTION
31
Il est important de bien comprendre que sans ces deux
sources indispensables et complémentaires il est tout simplement
impossible de mesurer l’inégalité de la répartition des
revenus et son évolution. Les premières tentatives d’estimation
du revenu national datent certes de la fin du xviie et du
début du xviiie siècle, au Royaume- Uni comme en France,
et elles se sont multipliées au cours du xixe. Mais il s’agit
toujours d’estimations isolées : il faut attendre le xxe siècle et
la période de l’entre- deux- guerres pour que se développent,
à l’initiative de chercheurs comme Kuznets et Kendrick aux
États- Unis, Bowley et Clark au Royaume- Uni, ou Dugé
de Bernonville en France, les premières séries annuelles de
revenu national. Cette première source permet de mesurer
le revenu total du pays. Pour mesurer les hauts revenus et
leur part dans le revenu national, encore faut- il disposer de
déclarations de revenus : cette seconde source est fournie,
dans tous les pays, par l’impôt progressif sur le revenu global,
créé un peu partout autour de la Première Guerre mondiale
(1913 aux États- Unis, 1914 en France, 1909 au Royaume-
Uni, 1922 en Inde, 1932 en Argentine) 1.
Il est essentiel de réaliser qu’en l’absence d’impôt sur le
revenu il existe certes toutes sortes de statistiques portant sur
les assiettes fiscales en vigueur (par exemple sur la répartition
du nombre de portes et fenêtres par département dans la
France du xixe siècle, ce qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt),
mais il n’existe rien sur les revenus. D’ailleurs, les personnes
concernées ne connaissent souvent pas bien leur propre revenu
tant qu’elles n’ont pas à le déclarer. Il en va de même pour
l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le patrimoine. L’impôt
premiers comptes nationaux américains et des premières séries historiques
sur les inégalités.
1. Les déclarations de revenus ne concernant souvent qu’une partie de la
population et des revenus, il est essentiel de disposer également des comptes
nationaux pour mesurer le total des revenus.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
32
n’est pas seulement une façon de mettre à contribution les
uns et les autres pour le financement des charges publiques
et des projets communs, et de répartir ces contributions de
la manière le plus acceptable possible ; il est aussi une façon
de produire des catégories, de la connaissance et de la transparence
démocratique.
Toujours est- il que ces données permettent à Kuznets de
calculer l’évolution de la part dans le revenu national américain
des différents déciles et centiles supérieurs de la hiérarchie des
revenus. Or que trouve- t-il ? Il constate qu’une forte réduction
des inégalités de revenus a eu lieu aux États- Unis entre 1913
et 1948. Concrètement, dans les années 1910-1920, le décile
supérieur de la répartition, c’est- à- dire les 10 % des Américains
les plus riches, recevait chaque année jusqu’à 45 %- 50 %
du revenu national. À la fin des années 1940, la part de ce
même décile supérieur est passée à environ 30 %- 35 % du
revenu national. La baisse, supérieure à dix points de revenu
national, est considérable : elle est équivalente par exemple
à la moitié de ce que reçoivent les 50 % des Américains
les plus pauvres 1. La réduction des inégalités est nette et
incontestable. La nouvelle a une importance considérable,
et aura un impact énorme dans les débats économiques de
l’après- guerre, aussi bien dans les universités que dans les
organisations internationales.
Voici des décennies que Malthus, Ricardo, Marx et tant
d’autres parlaient des inégalités, mais sans apporter la moindre
source, la moindre méthode permettant de comparer précisément
les différentes époques, et donc de départager les
différentes hypothèses. Pour la première fois, une base objective
est proposée. Elle est bien sûr imparfaite. Mais elle a le
1. Dit autrement, les classes populaires et moyennes, que l’on peut
définir comme les 90 % des Américains les plus pauvres, ont vu leur part
dans le revenu national s’accroître nettement : de 50 %- 55 % dans les années
1910-1920 à 65 %- 70 % à la fin des années 1940.
INTRODUCTION
33
mérite d’exister. En outre, le travail réalisé est extrêmement
bien documenté : l’épais volume publié par Kuznets en 1953
expose de la façon le plus transparente possible tous les détails
sur ses sources et ses méthodes, de manière que chaque calcul
puisse être reproduit. Et, de surcroît, Kuznets apporte une
bonne nouvelle : les inégalités se réduisent.
La courbe de Kuznets : une bonne nouvelle
au temps de la guerre froide
À dire vrai, Kuznets lui- même est parfaitement conscient
du caractère largement accidentel de cette compression des
hauts revenus américains entre 1913 et 1948, qui doit beaucoup
aux multiples chocs entraînés par la crise des années
1930 et la Seconde Guerre mondiale, et n’a pas grand- chose
à voir avec un processus naturel et spontané. Dans son épais
volume publié en 1953, Kuznets analyse ses séries dans le
détail et met en garde le lecteur contre toute généralisation
hâtive. Mais en décembre 1954, dans le cadre de la conférence
qu’il donne comme président de l’American Economic
Association réunie en congrès à Detroit, il choisit de proposer
à ses collègues une interprétation beaucoup plus optimiste
des résultats de son livre de 1953. C’est cette conférence,
publiée en 1955 sous le titre « Croissance économique et
inégalité du revenu », qui va donner naissance à la théorie
de la « courbe de Kuznets ».
Selon cette théorie, les inégalités seraient partout appelées à
suivre une « courbe en cloche », c’est- à- dire d’abord croissante
puis décroissante, au cours du processus d’industrialisation
et de développement économique. D’après Kuznets, à une
phase de croissance naturelle des inégalités caractéristique des
premières étapes de l’industrialisation, et qui aux États- Unis
correspondrait grosso modo au xixe siècle, succéderait une
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
34
phase de forte diminution des inégalités, qui aux États- Unis
aurait commencé au cours de la première moitié du xxe siècle.
La lecture de ce texte de 1955 est éclairante. Après avoir
rappelé toutes les raisons d’être prudent, et l’importance
évidente des chocs exogènes dans la baisse récente des inégalités
américaines, Kuznets suggère, de façon presque anodine,
que la logique interne du développement économique,
indépendamment de toute intervention politique et de tout
choc extérieur, pourrait également conduire au même résultat.
L’idée serait que les inégalités s’accroissent au cours des
premières phases de l’industrialisation (seule une minorité
est à même de bénéficier des nouvelles richesses apportées
par l’industrialisation), avant de se mettre spontanément à
diminuer lors des phases avancées du développement (une
fraction de plus en plus importante de la population rejoint
les secteurs les plus porteurs, d’où une réduction spontanée
des inégalités 1).
Ces « phases avancées » auraient commencé à la fin du xixe
ou au début du xxe siècle dans les pays industrialisés, et la
compression des inégalités survenue aux États- Unis au cours
des années 1913-1948 ne ferait donc que témoigner d’un
phénomène plus général, que tous les pays, y compris les pays
sous- développés présentement empêtrés dans la pauvreté et la
décolonisation, devraient en principe être amenés à connaître
1. Voir S. Kuznets, « Economic growth and income inequality », art.
cité, p. 12-18. Cette courbe est parfois appelée « courbe en U inversé »
(« inverted- U- curve »). Le mécanisme spécifique décrit par Kuznets repose
sur l’idée d’un transfert progressif de la population d’un secteur agricole
pauvre vers un secteur industriel riche (seule une minorité commence par
bénéficier des richesses du secteur industriel, d’où un accroissement des
inégalités, puis tout le monde en bénéficie, d’où la réduction des inégalités),
mais il va de soi que ce mécanisme hautement stylisé peut prendre une
forme plus générale (par exemple sous la forme de transferts progressifs de
main- d’oeuvre entre différents secteurs industriels ou différents emplois plus
ou moins porteurs, etc.).
INTRODUCTION
35
un jour ou l’autre. Les faits mis en évidence par Kuznets dans
son livre de 1953 deviennent subitement une arme politique
de grande puissance 1. Kuznets est parfaitement conscient du
caractère hautement spéculatif d’une telle théorie 2. Il reste
qu’en présentant une théorie aussi optimiste dans le cadre de
sa « Presidential address » aux économistes américains, qui étaient
tout disposés à croire et à diffuser la bonne nouvelle apportée
par leur prestigieux confrère, Kuznets savait qu’il aurait une
influence énorme : la « courbe de Kuznets » était née. Afin
de s’assurer que tout le monde avait bien compris de quoi
il était question, Kuznets prit d’ailleurs soin de préciser que
l’enjeu de ses prédictions optimistes était tout simplement le
maintien des pays sous- développés « dans l’orbite du monde
libre 3 ». Dans une très large mesure, la théorie de la « courbe
de Kuznets » est le produit de la guerre froide.
Que l’on me comprenne bien : le travail réalisé par Kuznets
pour établir les premiers comptes nationaux américains
et les premières séries historiques sur les inégalités est tout
à fait considérable, et il est évident à la lecture de ses livres
– davantage que de ses articles – que Kuznets avait une
véritable éthique de chercheur. Par ailleurs, la très forte
croissance que connaissent tous les pays développés dans
l’après- guerre est un événement fondamental, et le fait que
tous les groupes sociaux en aient bénéficié l’est encore plus. Il
est bien normal qu’un certain optimisme ait prévalu pendant
les Trente Glorieuses et que les prédictions apocalyptiques du
1. Il est intéressant de noter que Kuznets n’a pas de série démontrant la
hausse des inégalités au xixe siècle, mais que cela lui semble une évidence
(comme à la plupart des observateurs de l’époque).
2. Comme il le précise lui- même : « This is perhaps 5 per cent empirical
information and 95 per cent speculation, some of it possibly tainted by wishful
thinking. » Ibid., p. 24-26.
3. « The future prospect of underdevelopped countries within the orbit of the free
world. » Ibid., p. 26.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
36
xixe siècle sur la dynamique de la répartition des richesses
aient perdu en popularité.
Il n’en reste pas moins que la théorie enchantée de la
« courbe de Kuznets » a été formulée en grande partie pour
de mauvaises raisons, et que son soubassement empirique est
extrêmement fragile. Nous verrons que la forte réduction
des inégalités de revenus qui se produit un peu partout dans
les pays riches entre 1914 et 1945 est avant tout le produit
des guerres mondiales et des violents chocs économiques et
politiques qu’elles ont entraînés (notamment pour les détenteurs
de patrimoines importants), et n’a pas grand- chose à
voir avec le paisible processus de mobilité intersectorielle
décrit par Kuznets.
Remettre la question de la répartition
au coeur de l’analyse économique
La question est importante, et pas seulement pour des raisons
historiques. Depuis les années 1970, les inégalités sont
fortement reparties à la hausse dans les pays riches, notamment
aux États- Unis, où la concentration des revenus a retrouvé
dans les années 2000-2010 – voire légèrement dépassé – le
niveau record des années 1910-1920 : il est donc essentiel de
bien comprendre pourquoi et comment les inégalités avaient
diminué la première fois. Certes, la très forte croissance des
pays pauvres et émergents, et notamment de la Chine, est
potentiellement une puissante force de réduction des inégalités
au niveau mondial, de même que la croissance des pays riches
pendant les Trente Glorieuses. Mais ce processus génère de fortes
inquiétudes au sein des pays émergents, et plus encore au sein
des pays riches. Par ailleurs, les impressionnants déséquilibres
observés ces dernières décennies sur les marchés financiers,
pétroliers et immobiliers peuvent assez naturellement susciter des
doutes quant au caractère inéluctable du « sentier de croissance
INTRODUCTION
37
équilibré » décrit par Solow et Kuznets, et selon lequel tout
est censé progresser au même rythme. Le monde de 2050 ou
de 2100 sera- t-il possédé par les traders, les super- cadres et
les détenteurs de patrimoines importants, ou bien par les pays
pétroliers, ou encore par la Banque de Chine, à moins que ce
ne soit par des paradis fiscaux abritant d’une façon ou d’une
autre l’ensemble de ces acteurs ? Il serait absurde de ne pas se
poser la question et de supposer par principe que la croissance
est naturellement « équilibrée » à long terme.
D’une certaine façon, nous sommes en ce début de xxie siècle
dans la même situation que les observateurs du xixe : nous
assistons à d’impressionnantes transformations, et il est bien
difficile de savoir jusqu’où elles peuvent aller, et à quoi ressemblera
la répartition mondiale des richesses, entre les pays
comme à l’intérieur des pays, à l’horizon de quelques décennies.
Les économistes du xixe siècle avaient un immense mérite :
ils plaçaient la question de la répartition au coeur de l’analyse,
et ils cherchaient à étudier les tendances de long terme. Leurs
réponses n’étaient pas toujours satisfaisantes – mais au moins se
posaient- ils les bonnes questions. Nous n’avons dans le fond
aucune raison de croire dans le caractère autoéquilibré de la
croissance. Il est plus que temps de remettre la question des
inégalités au coeur de l’analyse économique et de reposer les
questions ouvertes au xixe siècle. Pendant trop longtemps,
la question de la répartition des richesses a été négligée par
les économistes, en partie du fait des conclusions optimistes
de Kuznets, et en partie à cause d’un goût excessif de la
profession pour les modèles mathématiques simplistes dits « à
agent représentatif 1 ». Et pour remettre la répartition au coeur
1. Dans ces modèles, qui se sont imposés dans la recherche comme dans
l’enseignement de l’économie depuis les années 1960-1970, on suppose par
construction que chacun reçoit le même salaire, possède le même patrimoine
et dispose des mêmes revenus, si bien que par définition la croissance
bénéficie dans les mêmes proportions à tous les groupes sociaux. Une telle
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
38
de l’analyse, il faut commencer par rassembler le maximum
de données historiques permettant de mieux comprendre
les évolutions du passé et les tendances en cours. Car c’est
d’abord en établissant patiemment des faits et des régularités,
et en confrontant les expériences des différents pays, que nous
pouvons espérer mieux cerner les mécanismes en jeu et nous
éclairer pour l’avenir.
Les sources utilisées dans ce livre
Ce livre s’appuie sur deux grands types de sources permettant
d’étudier la dynamique historique de la répartition des
richesses : les unes portant sur les revenus et l’inégalité de
leur répartition ; et les autres portant sur les patrimoines, leur
répartition, et le rapport qu’ils entretiennent avec les revenus.
Commençons par les revenus. Dans une large mesure, mon
travail a simplement consisté à étendre à une échelle spatiale et
temporelle plus vaste le travail novateur et pionnier réalisé par
Kuznets pour mesurer l’évolution de l’inégalité des revenus aux
États- Unis de 1913 à 1948. Cette extension permet de mieux
mettre en perspective les évolutions constatées par Kuznets (qui
sont bien réelles) et conduit à remettre radicalement en cause
le lien optimiste qu’il établit entre développement économique
et répartition des richesses. Étrangement, le travail de Kuznets
n’avait jamais été poursuivi de façon systématique, sans doute
en partie parce que l’exploitation historique et statistique de
la source fiscale tombe dans une sorte de « no man’s land »
académique, trop historique pour les économistes, et trop économique
pour les historiens. Cela est dommage, car seule une
perspective de long terme permet d’analyser correctement la
simplification de la réalité peut se justifier pour étudier certains problèmes
très spécifiques, mais limite évidemment de façon drastique l’ensemble des
questions économiques que l’on peut se poser.
INTRODUCTION
39
dynamique des inégalités de revenus, et seule la source fiscale
permet d’adopter cette perspective de long terme 1.
J’ai commencé par étendre les méthodes de Kuznets au
cas de la France, ce qui a donné lieu à la publication d’un
premier ouvrage en 2001 2. J’ai eu ensuite la chance de
bénéficier du soutien de nombreux collègues – au premier
rang desquels Anthony Atkinson et Emmanuel Saez –, qui
m’ont permis d’étendre ce projet à une échelle internationale
beaucoup plus vaste. Anthony Atkinson a traité du cas du
Royaume- Uni et de nombreux autres pays, et nous avons
dirigé ensemble deux volumes publiés en 2007 et 2010
rassemblant des études similaires portant sur plus de vingt
pays, répartis sur tous les continents 3. Avec Emmanuel Saez,
nous avons prolongé d’un demi- siècle les séries établies par
Kuznets pour les États- Unis 4, et il a lui- même traité de plusieurs
autres pays essentiels, comme le Canada et le Japon.
De nombreux chercheurs ont contribué à ce projet collectif :
Facundo Alvaredo a notamment traité du cas de l’Argentine,
de l’Espagne et du Portugal ; Fabien Dell de celui de l’Allemagne
et de la Suisse ; avec Abhijit Banerjee, j’ai étudié le
1. Les enquêtes sur les revenus et les budgets des ménages réalisées par
les instituts statistiques débutent rarement avant les années 1970-1980, et
elles tendent à sous- estimer gravement les hauts revenus, ce qui est problématique,
dans la mesure où le décile supérieur détient souvent jusqu’à la
moitié du revenu national. Malgré ses limites, la source fiscale fait mieux
apparaître les hauts revenus et permet de remonter un siècle en arrière.
2. Voir T. Piketty, Les Hauts Revenus en France au XXe siècle : inégalités
et redistributions 1901-1998, Grasset, 2001. Pour une version résumée, voir
également « Income inequality in France, 1901-1998 », Journal of Political
Economy, 2003.
3. Voir A. Atkinson et T. Piketty, Top Incomes over the 20th Century :
A Contrast Between Continental- European and English- Speaking Countries,
Oxford University Press, 2007 ; Top Incomes : A Global Perspective, Oxford
University Press, 2010.
4. Voir T. Piketty et E. Saez, « Income inequality in the United States,
1913-1998 », The Quarterly Journal of Economics, 2003.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
40
cas de l’Inde ; grâce à Nancy Qian, j’ai pu traiter celui de
la Chine ; et ainsi de suite 1.
Pour chaque pays, nous avons tenté d’utiliser les mêmes
sources, les mêmes méthodes et les mêmes concepts : les
déciles et les centiles de hauts revenus sont estimés à partir
des données fiscales issues des déclarations de revenus (après
de multiples corrections pour assurer l’homogénéité temporelle
et spatiale des données et des concepts) ; le revenu national
et le revenu moyen nous sont donnés par les comptes
nationaux, qu’il a fallu parfois compléter ou prolonger. Les
séries débutent généralement à la date de création de l’impôt
sur le revenu (autour de 1910-1920 dans de nombreux pays,
parfois dans les années 1880-1890, comme au Japon ou en
Allemagne, parfois plus tard). Elles sont constamment mises
à jour et vont actuellement jusqu’au début des années 2010.
Au final, la World Top Incomes Database (WTID), issue
du travail combiné d’une trentaine de chercheurs de par le
monde, constitue la plus vaste base de données historiques
disponible à ce jour sur l’évolution des inégalités de revenus,
et correspond au premier ensemble de sources mobilisé dans
ce livre 2.
Le second ensemble de sources, que je mobiliserai en réalité
en premier dans le cadre de ce livre, concerne les patrimoines,
leur répartition et les rapports qu’ils entretiennent avec les
1. Les références bibliographiques complètes sont disponibles en ligne
dans l’annexe technique. Voir également l’article de synthèse suivant :
A. Atkinson, T. Piketty et E. Saez, « Top incomes in the long- run of
history », Journal of Economic Literature, 2011.
2. Nous ne pourrons évidemment traiter de façon détaillée du cas de
chaque pays dans le cadre de ce livre, qui propose une synthèse d’ensemble.
Nous renvoyons le lecteur intéressé aux séries complètes disponibles en ligne
sur le site de la WTID (voir http://topincomes.parisschoolofeconomics.eu)
et dans les ouvrages et articles techniques indiqués plus haut. De nombreux
textes et documents sont également disponibles dans l’annexe technique du
livre : voir http://piketty.pse.ens.fr/capital21c.
INTRODUCTION
41
revenus. Les patrimoines jouent déjà un rôle important dans
le premier ensemble de sources, à travers les revenus issus
des patrimoines. Rappelons en effet que le revenu comprend
toujours deux composantes, d’une part les revenus du travail
(salaires, traitements, primes, bonus, revenus du travail non
salarié, etc., et autres revenus rémunérant le travail, quelle que
soit leur forme juridique précise), et d’autre part les revenus
du capital (loyers, dividendes, intérêts, bénéfices, plus- values,
royalties, etc., et autres revenus obtenus du simple fait de la
détention d’un capital terrien, immobilier, financier, industriel,
etc., quelle que soit là aussi leur forme légale). Les données
issues de la WTID contiennent beaucoup d’informations sur
l’évolution des revenus du capital au cours du xxe siècle. Il
est cependant indispensable de les compléter par des sources
portant directement sur les patrimoines. On peut distinguer
ici trois sous- ensembles de sources historiques et d’approches
méthodologiques, tout à fait complémentaires les unes des
autres 1.
Tout d’abord, de la même façon que les déclarations de
revenus issues des impôts sur les revenus permettent d’étudier
l’évolution de l’inégalité des revenus, les déclarations de
successions issues des impôts sur les successions permettent
d’étudier l’évolution de l’inégalité des patrimoines 2. Cette
approche a d’abord été introduite par Robert Lampman en
1962 pour étudier l’évolution des inégalités patrimoniales aux
États- Unis de 1922 à 1956, puis par Anthony Atkinson et
Alan Harrison en 1978 pour étudier le cas du Royaume-
1. La WTID est actuellement en cours de transformation en une « World
Wealth and Income Database » (WWID) intégrant ces trois sous- ensembles
de données complémentaires. Nous présentons dans le présent livre les
principaux éléments actuellement disponibles.
2. On peut aussi utiliser les déclarations de patrimoines issues des impôts
annuels sur le patrimoine des vivants, mais ces données sont plus rares que
les données successorales sur la longue durée.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
42
Uni de 1923 à 1972 1. Ces travaux ont récemment été mis à
jour et étendus à d’autres pays, comme la France et la Suède.
Nous disposons malheureusement de moins de pays que pour
les inégalités de revenus. Mais il est possible, dans certains
cas, de remonter beaucoup plus loin dans le temps, souvent
jusqu’au début du xixe siècle, car la fiscalité successorale est
beaucoup plus ancienne que la fiscalité des revenus. En particulier,
nous avons pu, en rassemblant les données établies
aux différentes époques par l’administration française, et en
collectant avec Gilles Postel- Vinay et Jean- Laurent Rosenthal
un vaste ensemble de déclarations individuelles dans les
archives successorales, établir des séries homogènes sur la
concentration des patrimoines en France depuis l’époque de
la Révolution 2. Cela nous permettra de replacer les chocs
causés par la Première Guerre mondiale dans une perspective
historique beaucoup plus longue que les séries portant sur les
inégalités de revenus (qui fort malencontreusement débutent
souvent autour de 1910-1920). Les travaux réalisés par Jesper
Roine et Daniel Waldenström à partir des sources historiques
suédoises sont également riches d’enseignements 3.
Les sources successorales et patrimoniales nous permettent
également d’étudier l’évolution de l’importance respective
de l’héritage et de l’épargne dans la constitution des patrimoines
dans la dynamique des inégalités patrimoniales. Nous
avons réalisé ce travail de façon relativement complète pour
1. Voir les ouvrages pionniers suivants : R. J. Lampman, The Share of
Top Wealth- Holders in National Wealth, 1922-1956, Princeton University
Press, 1962 ; A. B. Atkinson and A. J. Harrison, Distribution of Personal
Wealth in Britain, 1923-1972, Cambridge University Press, 1978.
2. Voir T. Piketty, G. Postel- Vinay et J.-L. Rosenthal, « Wealth
concentration in a developing economy : Paris and France 1807-1994 »,
American Economic Review, 2006.
3. Voir J. Roine et D. Waldenström, « Wealth concentration over
the path of development : Sweden, 1873-2006 », Scandinavian Journal of
Economics, 2009.
INTRODUCTION
43
le cas de la France, dont les très riches sources historiques
offrent un point de vue unique sur l’évolution de l’héritage
sur la longue durée 1. Ce travail a été partiellement étendu
à d’autres pays, en particulier au Royaume- Uni, à l’Allemagne,
à la Suède et aux États- Unis. Ces matériaux jouent
un rôle essentiel dans notre enquête, car les inégalités patrimoniales
n’ont pas le même sens suivant qu’elles sont issues
de l’héritage légué par les générations précédentes, ou bien
de l’épargne réalisée au cours d’une vie. Dans le cadre de
ce livre, nous nous intéressons non seulement au niveau de
l’inégalité en tant que telle, mais également et surtout à la
structure des inégalités, c’est- à- dire à l’origine des disparités
de revenus et de patrimoines entre groupes sociaux, et aux
différents systèmes de justifications économiques, sociales,
morales et politiques susceptibles de les conforter ou de les
condamner. L’inégalité n’est pas nécessairement mauvaise en
soi : la question centrale est de savoir si elle est justifiée, si
elle a ses raisons.
Enfin, les sources patrimoniales permettent d’étudier sur
très longue période l’évolution de la valeur totale du stock
de patrimoine national (qu’il s’agisse du capital terrien, immobilier,
industriel ou financier), mesuré en nombre d’années
de revenu national du pays considéré. L’étude de ce rapport
capital/revenu au niveau global est un exercice qui a ses
limites – il est toujours préférable d’analyser également l’inégalité
des patrimoines au niveau individuel, et l’importance
relative de l’héritage et de l’épargne dans la constitution
du capital –, mais qui permet toutefois d’analyser de façon
synthétique l’importance du capital au niveau d’une société
considérée dans son ensemble. En outre, nous verrons qu’il
est possible, en rassemblant et en confrontant les estimations
1. Voir T. Piketty, « On the long- run evolution of inheritance : France
1820-2050 », École d’économie de Paris, 2010 (version résumée publiée
dans Quarterly Journal of Economics, 2011).
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
44
réalisées aux différentes époques, de remonter pour certains
pays – en particulier le Royaume- Uni et la France – jusqu’au
début du xviiie siècle, ce qui nous permettra de replacer la
révolution industrielle en perspective dans l’histoire du capital.
Nous nous appuierons ici sur les données historiques que
nous avons récemment rassemblées avec Gabriel Zucman 1.
Dans une large mesure, cette recherche consiste simplement
à étendre et à généraliser le travail de collecte de bilans
patrimoniaux par pays (« country balance sheets ») réalisé par
Raymond Goldsmith dans les années 1970-1980 2.
Par comparaison aux travaux antérieurs, la première nouveauté
de la démarche développée ici est d’avoir cherché à rassembler
des sources historiques aussi complètes et systématiques
que possible afin d’étudier la dynamique de la répartition des
richesses. Il faut souligner que j’ai bénéficié pour cela d’un
double avantage par rapport aux auteurs précédents : nous
disposons par définition d’un recul historique plus important
(or nous verrons que certaines évolutions longues n’apparaissent
clairement que si l’on dispose de données portant sur les années
2000-2010, tant il est vrai que certains chocs causés par les
guerres mondiales ont été longs à se résorber) ; et nous avons
pu, grâce aux possibilités nouvelles offertes par l’outil informatique,
rassembler sans peine excessive des données historiques
à une échelle beaucoup plus vaste que nos prédécesseurs.
Sans chercher à faire jouer un rôle exagéré à la technologie
dans l’histoire des idées, il me semble que ces questions
purement techniques ne doivent pas être totalement négligées.
Il était objectivement beaucoup plus difficile de traiter
1. Voir T. Piketty et G. Zucman, « Capital is back : wealth- income
ratios in rich countries, 1700-2010 », École d’économie de Paris, 2013.
2. Voir en particulier R. W. Goldsmith, Comparative National Balance
Sheets : A Study of Twenty Countries, 1688-1978, The University of Chicago
Press, 1985. Des références plus complètes sont données dans l’annexe
technique.
INTRODUCTION
45
des volumes importants de données historiques à l’époque
de Kuznets, et dans une large mesure jusqu’aux années
1980-1990, qu’il ne l’est aujourd’hui. Quand Alice Hanson
Jones rassemble dans les années 1970 des inventaires au décès
américains de l’époque coloniale 1, ou quand Adeline Daumard
fait de même avec les archives successorales françaises du
xixe siècle 2, il est important de réaliser que ce travail s’effectue
pour une large part à la main, avec des fiches cartonnées.
Quand on relit aujourd’hui ces travaux remarquables, ou bien
ceux consacrés par François Simiand à l’évolution des salaires
au xixe siècle, par Ernest Labrousse à l’histoire des prix et
des revenus au xviiie siècle, ou encore par Jean Bouvier et
François Furet aux mouvements du profit au xixe siècle, il
apparaît clairement que ces chercheurs ont dû faire face à
d’importantes difficultés matérielles pour collecter et traiter
leurs données 3. Ces complications d’ordre technique absorbent
souvent une bonne part de leur énergie et semblent parfois
prendre le pas sur l’analyse et l’interprétation, d’autant plus
que ces difficultés limitent considérablement les comparaisons
internationales et temporelles envisageables. Dans une
large mesure, il est beaucoup plus facile d’étudier l’histoire
de la répartition des richesses aujourd’hui que par le passé.
Le présent livre reflète en grande partie cette évolution des
conditions de travail du chercheur 4.
1. Voir A. H. Jones, American Colonial Wealth : Documents and Methods,
Arno Press, 1977.
2. Voir A. Daumard, Les Fortunes françaises au XIXe siècle. Enquête sur la
répartition et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et
Toulouse d’après l’enregistrement des déclarations de successions, Mouton, 1973.
3. Voir en particulier F. Simiand, Le Salaire, l’évolution sociale et la monnaie,
Alcan, 1932 ; E. Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus
en France au XVIIIe siècle, 1933 ; J. Bouvier, F. Furet et M. Gilet, Le Mouvement
du profit en France au XIXe siècle. Matériaux et études, Mouton, 1965.
4. Il existe aussi des raisons proprement intellectuelles expliquant le
déclin de l’histoire économique et sociale consacrée à l’évolution des prix,
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
46
Les principaux résultats obtenus dans ce livre
Quels sont les principaux résultats auxquels m’ont conduit
ces sources historiques inédites ? La première conclusion est
qu’il faut se méfier de tout déterminisme économique en cette
matière : l’histoire de la répartition des richesses est toujours
une histoire profondément politique et ne saurait se résumer
à des mécanismes purement économiques. En particulier, la
réduction des inégalités observée dans les pays développés entre
les années 1900-1910 et les années 1950-1960 est avant tout le
produit des guerres et des politiques publiques mises en place
à la suite de ces chocs. De même, la remontée des inégalités
depuis les années 1970-1980 doit beaucoup aux retournements
politiques des dernières décennies, notamment en matière fiscale
et financière. L’histoire des inégalités dépend des représentations
que se font les acteurs économiques, politiques, sociaux, de ce
qui est juste et de ce qui ne l’est pas, des rapports de force
entre ces acteurs, et des choix collectifs qui en découlent ;
elle est ce qu’en font tous les acteurs concernés.
La seconde conclusion, qui constitue le coeur de ce livre,
est que la dynamique de la répartition des richesses met en jeu
de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens
de la convergence et de la divergence, et qu’il n’existe aucun
processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances
déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement.
Commençons par les mécanismes poussant vers la convergence,
c’est- à- dire allant dans le sens de la réduction et de la
compression des inégalités. La principale force de convergence
est le processus de diffusion des connaissances et d’investissement
dans les qualifications et la formation. Le jeu de
l’offre et de la demande ainsi que la mobilité du capital et
des revenus et des patrimoines (parfois appelée « histoire sérielle »), déclin
à mon sens regrettable et réversible, sur lesquelles nous reviendrons.
INTRODUCTION
47
du travail, qui en constitue une variante, peuvent également
oeuvrer en ce sens, mais de façon moins forte, et souvent de
façon ambiguë et contradictoire. Le processus de diffusion des
connaissances et des compétences est le mécanisme central
qui permet à la fois la croissance générale de la productivité
et la réduction des inégalités, à l’intérieur des pays comme
au niveau international, comme l’illustre le rattrapage actuel
des pays riches par une bonne partie des pays pauvres et
émergents, à commencer par la Chine. C’est en adoptant
les modes de production et en atteignant les niveaux de
qualification des pays riches que les pays moins développés
rattrapent leur retard de productivité et font progresser leurs
revenus. Ce processus de convergence technologique peut
être favorisé par l’ouverture commerciale, mais il s’agit fondamentalement
d’un processus de diffusion des connaissances
et de partage du savoir – bien public par excellence –, et
non d’un mécanisme de marché.
D’un point de vue strictement théorique, il existe potentiellement
d’autres forces allant dans le sens d’une plus grande
égalité. On peut par exemple penser que les techniques de
production accordent une importance croissante au travail
humain et aux compétences au cours de l’histoire, si bien
que la part des revenus allant au travail s’élève tendanciellement
(et que la part allant au capital diminue d’autant),
hypothèse que l’on pourrait appeler la « montée du capital
humain ». Autrement dit, la marche en avant vers la rationalité
technicienne conduirait mécaniquement au triomphe
du capital humain sur le capital financier et immobilier, des
cadres méritants sur les actionnaires bedonnants, de la compétence
sur la filiation. Par là même, les inégalités deviendraient
naturellement plus méritocratiques et moins figées
(si ce n’est moins fortes en niveau) au fil de l’histoire : la
rationalité économique déboucherait mécaniquement sur la
rationalité démocratique, en quelque sorte.
Une autre croyance optimiste très répandue dans nos sociétés
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
48
modernes est l’idée selon laquelle l’allongement de la durée
de la vie conduirait mécaniquement au remplacement de
la « guerre des classes » par la « guerre des âges » (forme de
conflit qui est somme toute beaucoup moins clivante pour
une société, puisque chacun est tour à tour jeune et vieux).
Autrement dit, l’accumulation et la répartition des patrimoines
seraient aujourd’hui dominées non plus par un affrontement
implacable entre des dynasties d’héritiers et des dynasties ne
possédant que leur travail, mais bien plutôt par une logique
d’épargne de cycle de vie : chacun accumule du patrimoine
pour ses vieux jours. Le progrès médical et l’amélioration
des conditions de vie auraient ainsi totalement transformé la
nature même du capital.
Malheureusement, nous verrons que ces deux croyances
optimistes (la « montée du capital humain », et le remplacement
de la « guerre des classes » par la « guerre des âges »)
sont en grande partie des illusions. Plus précisément, ces
transformations – tout à fait plausibles d’un strict point de
vue logique – ont partiellement eu lieu, mais dans des proportions
beaucoup moins massives que ce que l’on imagine
parfois. Il n’est pas sûr que la part du travail dans le revenu
national ait progressé de façon véritablement significative sur
très longue période : le capital (non humain) semble presque
aussi indispensable au xxie siècle qu’il l’était au xviiie ou au
xixe siècle, et on ne peut exclure qu’il le devienne encore
davantage. De même, aujourd’hui comme hier, les inégalités
patrimoniales sont à titre principal des inégalités à l’intérieur
de chaque groupe d’âge, et nous verrons que l’héritage n’est
pas loin de retrouver en ce début de xxie siècle l’importance
qu’il avait à l’époque du Père Goriot. Sur longue période, la
force principale poussant véritablement vers l’égalisation des
conditions est la diffusion des connaissances et des qualifications.
INTRODUCTION
49
Forces de convergence, forces de divergence
Or le fait central est que cette force égalisatrice, si importante
soit- elle, notamment pour permettre la convergence
entre pays, peut parfois être contrebalancée et dominée par
de puissantes forces allant dans le sens contraire, celui de la
divergence, c’est- à- dire de l’élargissement et de l’amplification
des inégalités. De façon évidente, l’absence d’investissement
adéquat dans la formation peut empêcher des groupes sociaux
entiers de bénéficier de la croissance, ou même peut les
conduire à se faire déclasser par de nouveaux venus, comme
le montre parfois le rattrapage international actuellement à
l’oeuvre (les ouvriers chinois prennent la place des ouvriers
américains et français, et ainsi de suite). Autrement dit, la
principale force de convergence – la diffusion des connaissances
– n’est qu’en partie naturelle et spontanée : elle dépend
aussi pour une large part des politiques suivies en matière
d’éducation et d’accès à la formation et à des qualifications
adaptées, et des institutions mises en place dans ce domaine.
Dans le cadre de ce livre, nous allons mettre l’accent sur
des forces de divergence plus inquiétantes encore, dans la
mesure où elles peuvent se produire dans un monde où
tous les investissements adéquats en compétences auraient
été réalisés, et où toutes les conditions de l’efficacité de
l’économie de marché – au sens des économistes – seraient
en apparence réunies. Ces forces de divergence sont les
suivantes : il s’agit d’une part du processus de décrochage
des plus hautes rémunérations, dont nous allons voir qu’il
peut être très massif, même s’il reste à ce jour relativement
localisé ; il s’agit d’autre part et surtout d’un ensemble de
forces de divergence liées au processus d’accumulation et de
concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par
une croissance faible et un rendement élevé du capital. Ce
second processus est potentiellement plus déstabilisant que le
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
50
premier, et constitue sans doute la principale menace pour la
dynamique de la répartition des richesses à très long terme.
Entrons immédiatement dans le vif du sujet. Nous avons
représenté sur les graphiques I.1 et I.2 deux évolutions fondamentales
que nous allons tenter de comprendre, et qui
illustrent l’importance potentielle de ces deux processus de
divergence. Les évolutions indiquées sur ces graphiques ont
toutes des formes de « courbe en U », c’est- à- dire d’abord
décroissantes puis croissantes, et on pourrait croire qu’elles
correspondent à des réalités similaires. Pourtant, il n’en est
rien : ces évolutions renvoient à des phénomènes tout à fait
différents, reposant sur des mécanismes économiques, sociaux
et politiques bien distincts. En outre, la première évolution
concerne avant tout les États- Unis, et la seconde concerne
principalement l’Europe et le Japon. Il n’est certes pas exclu
que ces deux évolutions et ces deux forces de divergence
finissent par se cumuler dans les mêmes pays au cours du
xxie siècle – et de fait nous verrons que cela est déjà partiellement
le cas –, voire au niveau de la planète entière, ce qui
pourrait conduire à des niveaux d’inégalités inconnus dans le
passé, et surtout à une structure des inégalités radicalement
nouvelle. Mais à ce jour ces deux évolutions saisissantes
correspondent pour l’essentiel à deux phénomènes distincts.
La première évolution, représentée sur le graphique I.1,
indique la trajectoire suivie par la part du décile supérieur
de la hiérarchie des revenus dans le revenu national américain
au cours de la période 1910-2010. Il s’agit simplement de
l’extension des séries historiques établies par Kuznets dans les
années 1950. On retrouve de fait la forte compression des
inégalités observée par Kuznets entre 1913 et 1948, avec une
baisse de près de quinze points de revenu national de la part
du décile supérieur, qui atteignait 45 %- 50 % du revenu
national dans les années 1910-1920, et qui est passée à
30 %- 35 % à la fin des années 1940. L’inégalité se stabilise
ensuite à ce niveau dans les années 1950-1970. Puis on
INTRODUCTION
51
observe un très rapide mouvement allant en sens inverse
depuis les années 1970-1980, à tel point que la part du décile
supérieur retrouve dans les années 2000-2010 un niveau de
l’ordre de 45 %- 50 % du revenu national. L’ampleur du
retournement est impressionnante. Il est naturel de se demander
jusqu’où peut aller une telle tendance.
Nous verrons que cette évolution spectaculaire correspond
pour une large part à l’explosion sans précédent des très hauts
revenus du travail, et qu’elle reflète avant tout un phénomène
de sécession des cadres dirigeants des grandes entreprises. Une
explication possible est une montée soudaine du niveau de
qualifications et de productivité de ces super- cadres, par comparaison
à la masse des autres salariés. Une autre explication,
qui me semble plus plausible, et dont nous verrons qu’elle est
nettement plus cohérente avec les faits observés, est que ces
cadres dirigeants sont dans une large mesure en capacité de
fixer leur propre rémunération, parfois sans aucune retenue,
et souvent sans relation claire avec leur productivité indivi-
25 %
30 %
35 %
40 %
45 %
50 %
1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010
Part du décile supérieur dans le revenu national
Lecture : la part du décile supérieur dans le revenu national américain est passée de 45-50 % dans les
années 1910-1920 à moins de 35 % dans les années 1950 (il s’agit de la baisse mesurée par Kuznets) ;
puis elle est remontée de moins de 35 % dans les années 1970 à 45-50 % dans les années 2000-2010.
Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/capital21c.
Graphique I.1.
L’inégalité des revenus aux États-Unis, 1910-2010
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
52
duelle, au demeurant très difficile à estimer au sein d’organisations
de grande taille. Cette évolution s’observe surtout
aux États- Unis, et à un degré moindre au Royaume- Uni,
ce qui peut s’expliquer par l’histoire particulière des normes
sociales et fiscales qui caractérise ces deux pays au cours du
siècle écoulé. La tendance est à ce jour plus limitée dans les
autres pays riches (Japon, Allemagne, France et autres pays
d’Europe continentale), mais la pente pousse dans la même
direction. Il serait bien hasardeux d’attendre que ce phénomène
prenne partout la même ampleur qu’aux États- Unis
avant de s’en préoccuper et de l’analyser aussi complètement
que possible – ce qui n’est malheureusement pas si simple,
compte tenu des limites des données disponibles.
La force de divergence fondamentale : r > g
La seconde évolution, représentée sur le graphique I.2,
renvoie à un mécanisme de divergence qui est d’une certaine
façon plus simple et plus transparent, et qui est sans doute
plus déterminant encore pour l’évolution à long terme de
la répartition des richesses. Le graphique I.2 indique l’évolution
au Royaume- Uni, en France et en Allemagne de la
valeur totale des patrimoines privés (immobiliers, financiers
et professionnels, nets de dettes), exprimée en années de
revenu national, des années 1870 aux années 2010. On
notera tout d’abord la très grande prospérité patrimoniale qui
caractérise l’Europe de la fin du xixe siècle et de la Belle
Époque : la valeur des patrimoines privés s’établit autour de
six- sept années de revenu national, ce qui est considérable.
On constate ensuite une forte chute à la suite des chocs des
années 1914-1945 : le rapport capital/revenu tombe à tout
juste deux- trois années de revenu national. Puis on observe
une hausse continue depuis les années 1950, à tel point que
les patrimoines privés semblent en passe de retrouver en
INTRODUCTION
53
ce début de xxie siècle les sommets observés à la veille de
la Première Guerre mondiale : le rapport capital/revenu se
situe dans les années 2000-2010 autour de cinq- six années
de revenu national au Royaume- Uni comme en France (le
niveau atteint est plus faible en Allemagne, qui il est vrai
partait de plus bas : la tendance est tout aussi nette).
100 %
200 %
300 %
400 %
500 %
600 %
700 %
800 %
1870 1890 1910 1930 1950 1970 1990 2010
Valeur du capital privé, en % du revenu national
Graphique I.2.
Le rapport capital/revenu en Europe, 1870-2010
Allemagne
France
Royaume-Uni
Lecture : le total des patrimoines privés valait entre 6 et 7 années de revenu national en Europe en
1910, entre 2 et 3 années en 1950, et entre 4 et 6 années en 2010.
Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/capital21c.
Cette « courbe en U » de grande ampleur correspond à
une transformation absolument centrale, sur laquelle nous
aurons amplement l’occasion de revenir. Nous verrons en
particulier que le retour de rapports élevés entre le stock de
capital et le flux de revenu national au cours des dernières
décennies s’explique pour une large part par le retour à un
régime de croissance relativement lente. Dans des sociétés
de croissance faible, les patrimoines issus du passé prennent
naturellement une importance disproportionnée, car il suffit
d’un faible flux d’épargne nouvelle pour accroître continûment
et substantiellement l’ampleur du stock.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
54
Si de surcroît le taux de rendement du capital s’établit
fortement et durablement au- delà du taux de croissance (ce
qui n’est pas automatique, mais est d’autant plus probable que
le taux de croissance est faible), alors il existe un risque très
fort de divergence caractérisée de la répartition des richesses.
Cette inégalité fondamentale, que nous noterons r > g
– où r désigne le taux de rendement du capital (c’est- à- dire
ce que rapporte en moyenne le capital au cours d’une année,
sous forme de profits, dividendes, intérêts, loyers et autres
revenus du capital, en pourcentage de sa valeur), et où g
représente le taux de croissance (c’est- à- dire l’accroissement
annuel du revenu et de la production) –, va jouer un rôle
essentiel dans ce livre. D’une certaine façon, elle en résume
la logique d’ensemble.
Lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement
le taux de croissance – et nous verrons que cela
a presque toujours été le cas dans l’histoire, tout du moins
jusqu’au xixe siècle, et que cela a de grandes chances de
redevenir la norme au xxie siècle –, cela implique mécaniquement
que les patrimoines issus du passé se recapitalisent
plus vite que le rythme de progression de la production
et des revenus. Il suffit donc aux héritiers d’épargner une
part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier
s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Dans
ces conditions, il est presque inévitable que les patrimoines
hérités dominent largement les patrimoines constitués au
cours d’une vie de travail, et que la concentration du capital
atteigne des niveaux extrêmement élevés, et potentiellement
incompatibles avec les valeurs méritocratiques et les principes
de justice sociale qui sont au fondement de nos sociétés
démocratiques modernes.
Cette force de divergence fondamentale peut en outre
être renforcée par des mécanismes additionnels, par exemple
si le taux d’épargne progresse fortement avec le niveau de
INTRODUCTION
55
richesse 1, et plus encore si le taux de rendement moyen
effectivement obtenu est d’autant plus élevé que le capital
initial est important (or nous verrons que cela semble être de
plus en plus le cas). Le caractère imprévisible et arbitraire des
rendements du capital et des formes d’enrichissement qui en
découlent constitue également une forme de remise en cause
de l’idéal méritocratique. Enfin, tous ces effets peuvent être
aggravés par un mécanisme de type ricardien de divergence
structurelle des prix immobiliers ou pétroliers.
Résumons. Le processus d’accumulation et de répartition
des patrimoines contient en lui- même des forces puissantes
poussant vers la divergence, ou tout du moins vers un niveau
d’inégalité extrêmement élevé. Il existe également des forces
de convergence, qui peuvent fort bien l’emporter dans certains
pays ou à certaines époques, mais les forces de divergence
peuvent à tout moment prendre le dessus, comme cela semble
être le cas en ce début de xxie siècle, et comme le laisse
présager l’abaissement probable de la croissance démographique
et économique dans les décennies à venir.
Mes conclusions sont moins apocalyptiques que celles
impliquées par le principe d’accumulation infinie et de divergence
perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose
implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de
la productivité à long terme). Dans le schéma proposé, la
divergence n’est pas perpétuelle, et elle n’est qu’un des avenirs
1. Ce mécanisme déstabilisateur évident (plus on est riche, plus on
accroît son patrimoine) inquiétait beaucoup Kuznets, d’où le titre donné à
son livre de 1953 : Shares of Upper Income Groups in Income and Savings, National
Bureau of Economic Research. Mais il manquait de recul historique
pour l’analyser pleinement. Cette force de divergence est également au
coeur du livre classique de J. Meade, Efficiency, Equality, and the Ownership
of Property, Allen & Unwin, 1964, et de l’ouvrage de A. Atkinson et de
A. Harrison, Distribution of Personal Wealth in Britain, 1923-1972, op. cit.,
qui en est d’une certaine façon le prolongement historique. Nos travaux se
situent directement dans les traces de ces auteurs.
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
56
possibles. Mais elles ne sont pas pour autant très réjouissantes.
En particulier, il est important de souligner que l’inégalité
fondamentale r > g, principale force de divergence dans
notre schéma explicatif, n’a rien à voir avec une quelconque
imperfection de marché, bien au contraire : plus le marché
du capital est « parfait », au sens des économistes, plus elle
a de chances d’être vérifiée. Il est possible d’imaginer des
institutions et des politiques publiques permettant de contrer
les effets de cette logique implacable – comme un impôt
mondial et progressif sur le capital. Mais leur mise en place
pose des problèmes considérables en termes de coordination
internationale. Il est malheureusement probable que les
réponses apportées seront en pratique beaucoup plus modestes
et inefficaces, par exemple sous la forme de replis nationalistes
de diverses natures.
Le cadre géographique et historique
Quel sera le cadre spatial et temporel de cette enquête ?
Autant que possible, je tenterai d’analyser la dynamique de
la répartition des richesses au niveau mondial, aussi bien à
l’intérieur des pays qu’entre les pays, depuis le xviiie siècle.
En pratique, cependant, les multiples limitations des données
disponibles m’obligeront souvent à restreindre assez nettement
le champ étudié. Pour ce qui concerne la répartition de la
production et du revenu entre les pays, que nous étudierons
dans la première partie, il est possible d’avoir un point de
vue mondial depuis 1700 (grâce notamment aux comptes
nationaux rassemblés par Angus Madisson). Quand nous étudierons
la dynamique du rapport capital/revenu et du partage
capital- travail, dans la deuxième partie, nous serons contraints
de nous limiter pour l’essentiel au cas des pays riches, et de
procéder par extrapolation pour ce qui concerne les pays
pauvres et émergents, faute de données historiques adéquates.
INTRODUCTION
57
Quand nous examinerons l’évolution des inégalités de revenus
et de patrimoines, dans la troisième partie, nous serons
également fortement contraints par les sources disponibles.
Nous tenterons de prendre en compte le maximum de pays
pauvres et émergents, grâce notamment aux données issues
de la WTID, qui essaie autant que possible de couvrir les
cinq continents. Mais il est bien évident que les évolutions
sur longue période sont nettement mieux documentées dans
les pays riches. Concrètement, ce livre repose avant tout
sur l’analyse de l’expérience historique des principaux pays
développés : les États- Unis, le Japon, l’Allemagne, la France
et le Royaume- Uni.
Les cas du Royaume- Uni et de la France seront particulièrement
sollicités, car il s’agit des deux pays pour lesquels
les sources historiques sont les plus complètes sur très longue
période. En particulier, il existe pour le Royaume- Uni comme
pour la France de multiples estimations du patrimoine national
et de sa structure, permettant de remonter jusqu’au début
du xviiie siècle. Ces deux pays constituent en outre les
deux principales puissances coloniales et financières du xixe
et du début du xxe siècle. Leur étude détaillée revêt donc
une importance évidente pour l’analyse de la dynamique
de la répartition mondiale des richesses depuis la révolution
industrielle. En particulier, ils constituent un point d’entrée
incontournable pour l’étude de ce que l’on nomme souvent
la « première » mondialisation financière et commerciale, celle
des années 1870-1914, période qui entretient de profondes
similitudes avec la « seconde » mondialisation, en cours depuis
les années 1970-1980. Il s’agit d’une période qui est à la fois
fascinante et prodigieusement inégalitaire. C’est l’époque où
l’on invente l’ampoule électrique et les liaisons transatlantiques
(le Titanic appareille en 1912), le cinéma et la radio, la voiture
et les placements financiers internationaux. Rappelons
par exemple qu’il faut attendre les années 2000-2010 pour
retrouver dans les pays riches les niveaux de capitalisation
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
58
boursière – en proportion de la production intérieure ou
du revenu national – atteints à Paris et à Londres dans les
années 1900-1910. Nous verrons que cette comparaison est
riche d’enseignements pour la compréhension du monde
d’aujourd’hui.
Certains lecteurs s’étonneront sans doute de l’importance
particulière que j’accorde à l’étude du cas français, et me
suspecteront peut- être de nationalisme. Il me faut donc me
justifier. Il s’agit tout d’abord d’une question de sources. La
Révolution française n’a certes pas créé une société juste et
idéale. Mais nous verrons qu’elle a au moins eu le mérite
de mettre en place un incomparable observatoire des fortunes
: le système d’enregistrement des patrimoines terriens,
immobiliers et financiers institué dans les années 1790-1800
est étonnamment moderne et universel pour l’époque, et
explique pourquoi les sources successorales françaises sont
probablement les plus riches du monde sur longue période.
La seconde raison est que la France, parce qu’elle est le
pays qui a connu la transition démographique la plus précoce,
constitue d’une certaine façon un bon observatoire de ce
qui attend l’ensemble de la planète. La population française
a certes progressé au cours des deux derniers siècles, mais
à un rythme relativement lent. La France comptait près de
30 millions d’habitants au moment de la Révolution, et elle
en compte à peine plus de 60 millions au début des années
2010. Il s’agit bien du même pays, des mêmes ordres de grandeur.
Par comparaison, les États- Unis d’Amérique comptaient
à peine 3 millions d’habitants au moment de la Déclaration
d’indépendance. Ils atteignaient les 100 millions vers 1900-1910
et dépassent les 300 millions au début des années 2010. Il
est bien évident que quand un pays passe de 3 millions à
300 millions d’habitants (sans parler du changement radical
de l’échelle territoriale au cours de l’expansion vers l’ouest
au xixe siècle), il ne s’agit plus vraiment du même pays.
Nous verrons que la dynamique et la structure des iné-
INTRODUCTION
59
galités se présentent très différemment dans un pays où la
population a été multipliée par cent et dans un pays où elle
a tout juste doublé. En particulier, le poids de l’héritage est
naturellement beaucoup plus réduit dans le premier que dans
le second. C’est la très forte croissance démographique du
Nouveau Monde qui fait que le poids des patrimoines issus
du passé a toujours été plus réduit aux États- Unis qu’en
Europe, et qui explique pourquoi la structure des inégalités
américaines – et des représentations américaines de l’inégalité
et des classes sociales – est si particulière. Mais cela implique
également que le cas américain est dans une certaine mesure
non transposable (il est peu probable que la population mondiale
soit multipliée par cent au cours des deux prochains
siècles), et que le cas français est plus représentatif et plus
pertinent pour l’analyse de l’avenir. Je suis convaincu que
l’analyse détaillée du cas de la France, et plus généralement
des différentes trajectoires historiques observées dans les pays
aujourd’hui développés – en Europe, au Japon, en Amérique
du Nord et en Océanie –, est riche d’enseignements pour
les dynamiques mondiales à venir, y compris dans les pays
actuellement émergents, en Chine, au Brésil ou en Inde, qui
finiront sans doute par connaître eux aussi le ralentissement
de la croissance démographique – c’est déjà le cas – et économique.
Enfin, le cas de la France a ceci d’intéressant que la
Révolution française – révolution « bourgeoise » par excellence
– introduit très tôt un idéal d’égalité juridique face
au marché, dont il est intéressant d’étudier les conséquences
pour la dynamique de la répartition des richesses. La Révolution
anglaise de 1688 a certes introduit le parlementarisme
moderne ; mais elle a laissé derrière elle une dynastie royale,
la primogéniture terrienne jusqu’aux années 1920, et des privilèges
politiques pour la noblesse héréditaire jusqu’à nos jours
(le processus de redéfinition de la pairie et de la Chambre
des lords est toujours en cours dans les années 2010, ce qui
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
60
est objectivement un peu long). La Révolution américaine
de 1776 a certes introduit le principe républicain ; mais elle a
laissé l’esclavagisme prospérer pendant un siècle de plus, et la
discrimination raciale légale pendant presque deux siècles ; la
question raciale continue dans une large mesure de surdéterminer
encore aujourd’hui la question sociale aux États- Unis.
La Révolution française de 1789 est d’une certaine façon plus
ambitieuse : elle abolit tous les privilèges légaux, et entend
créer un ordre politique et social entièrement fondé sur l’égalité
des droits et des chances. Le Code civil garantit l’égalité
absolue face au droit de propriété et à celui de contracter
librement (tout du moins pour les hommes). À la fin du
xixe siècle et à la Belle Époque, les économistes conservateurs
français – tel Paul Leroy- Beaulieu – utilisaient souvent cet
argument pour expliquer que la France républicaine, pays
de « petits propriétaires », pays devenu égalitaire grâce à la
Révolution, n’avait aucunement besoin d’un impôt progressif
et spoliateur sur le revenu ou sur les successions, contrairement
au Royaume- Uni monarchique et aristocratique. Or
nos données démontrent que la concentration des patrimoines
était à cette époque presque aussi extrême en France qu’au
Royaume- Uni, ce qui illustre assez clairement que l’égalité
des droits face au marché ne suffit pas à conduire à l’égalité
des droits tout court. Là encore, cette expérience est tout à
fait pertinente pour l’analyse du monde d’aujourd’hui, où de
nombreux observateurs continuent de s’imaginer, à l’image
de Leroy- Beaulieu il y a un peu plus d’un siècle, qu’il suffit
de mettre en place des droits de propriété toujours mieux
garantis, des marchés toujours plus libres, et une concurrence
toujours plus « pure et parfaite », pour aboutir à une société
juste, prospère et harmonieuse. La tâche est malheureusement
plus complexe.
INTRODUCTION
61
Le cadre théorique et conceptuel
Avant de se lancer plus avant dans ce livre, il est peutêtre
utile d’en dire un peu plus sur le cadre théorique et
conceptuel dans lequel se situe cette recherche, ainsi que sur
l’itinéraire intellectuel qui m’a conduit à cet ouvrage.
Précisons tout d’abord que je fais partie d’une génération qui
a eu 18 ans en 1989, année du bicentenaire de la Révolution
française, certes, mais aussi et surtout année de la chute du mur
de Berlin. Je fais partie de cette génération qui est devenue
adulte en écoutant à la radio l’effondrement des dictatures
communistes, et qui n’a jamais ressenti la moindre tendresse
ou nostalgie pour ces régimes et pour le soviétisme. Je suis
vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et
paresseux, qui semblent parfois ignorer cet échec historique
fondamental, et qui trop souvent refusent de se donner les
moyens intellectuels de le dépasser. Cela ne m’intéresse pas
de dénoncer les inégalités ou le capitalisme en tant que tel
– d’autant plus que les inégalités sociales ne posent pas de
problème en soi, pour peu qu’elles soient justifiées, c’est- àdire
« fondées sur l’utilité commune », ainsi que le proclame
l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 (cette définition de la justice sociale est imprécise,
mais séduisante, et ancrée dans l’histoire : adoptons- la
pour l’instant ; nous y reviendrons). Ce qui m’intéresse, c’est
de tenter de contribuer, modestement, à déterminer les modes
d’organisation sociale, les institutions et les politiques publiques
les plus appropriés permettant de mettre en place réellement
et efficacement une société juste, tout cela dans le cadre d’un
État de droit, dont les règles sont connues à l’avance et applicables
à tous, et peuvent être démocratiquement débattues.
Il est peut- être adapté d’indiquer aussi que j’ai connu mon
rêve américain à 22 ans, en me faisant embaucher par une
université bostonienne, sitôt mon doctorat en poche. Cette
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
62
expérience fut déterminante à plus d’un titre. C’était la première
fois que je mettais les pieds aux États- Unis, et cette
reconnaissance précoce n’était pas désagréable. Voici un pays
qui sait y faire avec les migrants qu’il souhaite attirer ! Et
en même temps j’ai tout de suite su que je voulais revenir
très vite en France et en Europe, ce que je fis à tout juste
25 ans. Je n’ai pas quitté Paris depuis, sauf pour quelques
brefs séjours. L’une des raisons importantes derrière ce choix
est directement pertinente ici : je n’ai pas été très convaincu
par les économistes américains. Certes, tout le monde était
très intelligent, et je conserve de nombreux amis au sein de
cet univers. Mais il y avait quelque chose d’étrange : j’étais
bien placé pour savoir que je ne connaissais rien du tout aux
problèmes économiques du monde (ma thèse se composait
de quelques théorèmes mathématiques relativement abstraits),
et pourtant la profession m’aimait bien. Je me rendais vite
compte qu’aucun travail de collecte de données historiques
conséquent n’avait été entrepris sur la dynamique des inégalités
depuis l’époque de Kuznets (ce à quoi je me suis attelé dès
mon retour en France), et pourtant la profession continuait
d’aligner les résultats purement théoriques, sans même savoir
quels faits expliquer, et attendait de moi que je fasse de même.
Disons- le tout net : la discipline économique n’est toujours
pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques
et les spéculations purement théoriques, et souvent
très idéologiques, au détriment de la recherche historique
et du rapprochement avec les autres sciences sociales. Trop
souvent, les économistes sont avant tout préoccupés par de
petits problèmes mathématiques qui n’intéressent qu’euxmêmes,
ce qui leur permet de se donner à peu de frais des
apparences de scientificité et d’éviter d’avoir à répondre aux
questions autrement plus compliquées posées par le monde
qui les entoure. Être économiste universitaire en France a un
grand avantage : les économistes sont assez peu considérés
au sein du monde intellectuel et universitaire, ainsi d’ailleurs
INTRODUCTION
63
que parmi les élites politiques et financières. Cela les oblige
à abandonner leur mépris pour les autres disciplines, et leur
prétention absurde à une scientificité supérieure, alors même
qu’ils ne savent à peu près rien sur rien. C’est d’ailleurs le
charme de la discipline, et des sciences sociales en général :
on part de bas, de très bas parfois, et l’on peut donc espérer
faire des progrès importants. En France, les économistes sont
– je crois – un peu plus incités qu’aux États- Unis à tenter de
convaincre leurs collègues historiens et sociologues, et plus
généralement le monde extérieur, de l’intérêt de ce qu’ils font
(ce qui n’est pas gagné). En l’occurrence, mon rêve quand
j’enseignais à Boston était de rejoindre l’École des hautes
études en sciences sociales, une école dont les grands noms
sont Lucien Febvre, Fernand Braudel, Claude Lévi- Strauss,
Pierre Bourdieu, Françoise Héritier, Maurice Godelier, et tant
d’autres encore. Dois- je le confesser, au risque de sembler
cocardier dans ma vision des sciences sociales ? J’ai sans doute
plus d’admiration pour ces savants que pour Robert Solow,
ou même pour Simon Kuznets – même si je regrette qu’une
grande partie des sciences sociales ait dans une large mesure
cessé de s’intéresser à la répartition des richesses et aux classes
sociales, alors que les questions de revenus, de salaires, de prix
et de fortunes figuraient en bonne place dans les programmes
de recherches de l’histoire et de la sociologie jusqu’aux années
1970-1980. J’aimerais en vérité que les spécialistes comme
les amateurs de toutes les sciences sociales trouvent quelque
intérêt aux recherches exposées dans ce livre – à commencer
par tous ceux qui disent « ne rien connaître à l’économie »,
mais qui ont souvent des opinions très fortes sur l’inégalité
des revenus et des fortunes, ce qui est bien naturel.
En vérité, l’économie n’aurait jamais dû chercher à se
séparer des autres disciplines des sciences sociales, et ne peut
se développer qu’en leur sein. On sait trop peu de chose
en sciences sociales pour se diviser bêtement de la sorte.
Pour espérer faire des progrès sur des questions telles que
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
64
la dynamique historique de la répartition des richesses et la
structure des classes sociales, il est bien évident qu’il faut
procéder avec pragmatisme, et mobiliser des méthodes et des
approches qui sont celles des historiens, des sociologues et
des politistes autant que celles des économistes. Il faut partir
des questions de fond et tenter d’y répondre : les querelles
de clocher et de territoire sont secondaires. Ce livre, je crois,
est autant un livre d’histoire que d’économie.
Comme je l’ai expliqué plus haut, mon travail a d’abord
consisté à rassembler des sources et à établir des faits et des
séries historiques sur les répartitions de revenus et de patrimoines.
Dans la suite de ce livre, je fais parfois appel à la
théorie, aux modèles et aux concepts abstraits, mais je tente
de le faire avec parcimonie, c’est- à- dire uniquement dans la
mesure où la théorie permet une meilleure compréhension
des évolutions étudiées. Par exemple, les notions de revenu
et de capital, de taux de croissance et de taux de rendement,
sont des concepts abstraits, des constructions théoriques, et non
des certitudes mathématiques. Je tenterai toutefois de montrer
qu’ils permettent d’analyser plus efficacement les réalités historiques,
pour peu que l’on adopte un regard critique et lucide
sur la précision – par nature approximative – avec laquelle
il est possible de les mesurer. J’utiliserai également quelques
équations, comme la loi α = r × β (selon laquelle la part du
capital dans le revenu national est égale au produit du taux de
rendement du capital et du rapport capital/revenu), ou encore
la loi β = s/g (selon laquelle le rapport capital/revenu est égal
dans le long terme au rapport entre le taux d’épargne et le
taux de croissance). Je prie le lecteur peu féru de mathématiques
de ne pas refermer aussitôt le livre : il s’agit d’équations
élémentaires, qui peuvent être expliquées de façon simple et
intuitive, et dont la bonne compréhension ne nécessite aucun
bagage technique particulier. Surtout, je tenterai de montrer
que ce cadre théorique minimal permet de mieux comprendre
des évolutions historiques importantes pour chacun.
INTRODUCTION
65
Plan du livre
La suite de ce livre est composée de quatre parties et de
seize chapitres. La première partie, intitulée « Revenu et
capital », constituée de deux chapitres, introduit les notions
fondamentales qui seront abondamment utilisées dans la suite
de l’ouvrage. En particulier, le chapitre 1 présente les concepts
de revenu national, de capital et de rapport capital/revenu,
puis décrit les grandes lignes d’évolution de la répartition
mondiale du revenu et de la production. Le chapitre 2 analyse
ensuite plus précisément l’évolution des taux de croissance
de la population et de la production depuis la révolution
industrielle. Aucun fait véritablement nouveau n’est présenté
dans cette première partie, et le lecteur familier de ces
notions et de l’histoire générale de la croissance mondiale
depuis le xviiie siècle peut choisir de passer directement à
la deuxième partie.
La deuxième partie, intitulée « La dynamique du rapport
capital/revenu », est formée de quatre chapitres. L’objectif
de cette partie est d’analyser la façon dont se présente en ce
début de xxie siècle la question de l’évolution à long terme du
rapport capital/revenu et du partage global du revenu national
entre revenus du travail et revenus du capital. Le chapitre 3
présente tout d’abord les métamorphoses du capital depuis le
xviiie siècle, en commençant par le cas du Royaume- Uni et
de la France, les mieux connus sur très longue période. Le
chapitre 4 introduit le cas de l’Allemagne et de l’Amérique.
Les chapitres 5 et 6 étendent géographiquement ces analyses
à la planète entière, autant que les sources le permettent, et
surtout tentent de tirer les leçons de ces expériences historiques
pour analyser l’évolution possible du rapport capital/
revenu et du partage capital- travail dans les décennies à venir.
La troisième partie, intitulée « La structure des inégalités »,
est composée de six chapitres. Le chapitre 7 commence par
LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE
66
familiariser le lecteur avec les ordres de grandeur atteints en
pratique par l’inégalité de la répartition des revenus du travail
d’une part, et de la propriété du capital et des revenus qui en
sont issus d’autre part. Puis le chapitre 8 analyse la dynamique
historique de ces inégalités, en commençant par contraster
les cas de la France et des États- Unis. Les chapitres 9 et 10
étendent ces analyses à l’ensemble des pays pour lesquels nous
disposons de données historiques (en particulier dans le cadre
de la WTID), en examinant séparément les inégalités face au
travail et face au capital. Le chapitre 11 étudie l’évolution de
l’importance de l’héritage dans le long terme. Enfin le chapitre
12 analyse les perspectives d’évolution de la répartition mondiale
des patrimoines au cours des premières décennies du xxie siècle.
Enfin, la quatrième partie, intitulée « Réguler le capital
au xxie siècle », est composée de quatre chapitres. L’objectif
est de tirer les leçons politiques et normatives des parties
précédentes, dont l’objet est avant tout d’établir les faits
et de comprendre les raisons des évolutions observées. Le
chapitre 13 tente de dresser les contours de ce que pourrait
être un État social adapté au siècle qui s’ouvre. Le chapitre
14 propose de repenser l’impôt progressif sur le revenu à la
lumière des expériences passées et des tendances récentes. Le
chapitre 15 décrit ce à quoi pourrait ressembler un impôt
progressif sur le capital adapté au capitalisme patrimonial du
xxie siècle, et compare cet outil idéal aux autres modes de
régulation susceptibles d’émerger, de l’impôt européen sur
la fortune au contrôle des capitaux à la chinoise, en passant
par l’immigration à l’américaine ou bien le retour généralisé
au protectionnisme. Le chapitre 16 traite de la question
lancinante de la dette publique et de celle – connexe – de
l’accumulation optimale du capital public, dans un contexte
de détérioration possible du capital naturel.
Un mot encore : il aurait été bien hasardeux de publier
en 1913 un livre intitulé Le Capital au XXe siècle. Que le
lecteur me pardonne donc de publier en 2013 un livre
INTRODUCTION
67
intitulé Le Capital au XXIe siècle. Je suis bien conscient de
l’incapacité totale qui est la mienne à prédire la forme que
prendra le capital en 2063 ou en 2113. Comme je l’ai déjà
noté, et ainsi que nous aurons amplement l’occasion de le
voir, l’histoire des revenus et des patrimoines est toujours une
histoire profondément politique, chaotique et imprévisible.
Elle dépend des représentations que les différentes sociétés se
font des inégalités, et des politiques et institutions qu’elles se
donnent pour les modeler et les transformer, dans un sens ou
dans un autre. Nul ne peut savoir quelle forme prendront
ces retournements dans les décennies à venir. Il n’en reste
pas moins que les leçons de l’histoire sont utiles pour tenter
d’appréhender un peu plus clairement ce que seront les choix
et les dynamiques à l’oeuvre dans le siècle qui s’ouvre. Tel
est dans le fond l’unique objectif de ce livre, qui en toute
logique aurait dû s’intituler Le Capital à l’aube du XXIe siècle :
tenter de tirer de l’expérience des siècles passés quelques
modestes clés pour l’avenir, sans illusion excessive sur leur
utilité réelle, car l’histoire invente toujours ses propres voies.
Sommaire
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
PREMIÈRE PARTIE. REVENU ET CAPITAL . . . . . . . . . 69
Chapitre 1. Revenu et production . . . . . . . . . . . . . . 71
Chapitre 2. La croissance : illusions et réalités . . . . . 125
DEUXIÈME PARTIE. LA DYNAMIQUE DU RAPPORT
CAPITAL/REVENU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Chapitre 3. Les métamorphoses du capital . . . . . . . . 183
Chapitre 4. De la vieille Europe au Nouveau Monde 223
Chapitre 5. Le rapport capital/revenu
dans le long terme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
Chapitre 6. Le partage capital- travail au xxie siècle . . 315
7
TROISIÈME PARTIE. LA STRUCTURE DES INÉGALITÉS 373
Chapitre 7. Inégalités et concentration :
premiers repères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375
Chapitre 8. Les deux mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 427
Chapitre 9. L’inégalité des revenus du travail . . . . . . 481
Chapitre 10. L’inégalité de la propriété du capital . . 535
Chapitre 11. Mérite et héritage dans le long terme . 599
Chapitre 12. L’inégalité mondiale des patrimoines
au xxie siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 685
QUATRIÈME PARTIE. RÉGULER LE CAPITAL
AU XXIE SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 749
Chapitre 13. Un État social pour le xxie siècle . . . . 751
Chapitre 14. Repenser l’impôt progressif
sur le revenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 793
Chapitre 15. Un impôt mondial sur le capital . . . . . 835
Chapitre 16. La question de la dette publique . . . . . 883
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 941
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 951
Liste des tableaux et graphiques . . . . . . . . . . . . . . . .